L'Obs

On en parle L’éternité d’Agnès b.

Portrait d’une créatrice trop vite mise au placard, et qui a tout inventé : les basiques, les liens entre vêtement et art, la mode engagée. Aujourd’hui, les clientes la redécouvre­nt. La roue tourne… dans le bon sens

- PAR SÉVERINE DE SMET

ANoël dernier, certaines jeunes filles ont demandé un cadeau que leurs mères connaissen­t bien. Le fameux cardigan à boutons-pressions dans ce tissu molletonné un peu doudou, avec col rond et coupe droite à la taille. Créé d’un coup de ciseau dans le sweat-shirt d’Agnès b. en 1979. Les hommes, eux, continuent ou reviennent à la popeline blanche des chemises. Tandis que leurs épouses s’offrent « la » marinière, aux rayures calibrées, aux millimètre­s déposés et protégés. On pensait la marque endormie, voire éteinte, tant le nom Agnès b. semblait effacé par rapport à d’autres qui occupaient dernièreme­nt tout le devant de la scène mode. Mais elle n’a jamais disparu, portée par des clients fidèles, notamment au Japon, portée toujours par Agnès Troublé elle-même (le « b. » fut emprunté à ses débuts à Christian Bourgois, son premier mari éditeur, épousé à 17 ans et dont elle divorce à 20). Mieux, ces lettres manuscrite­s écrites en minuscules et terminées par un point fier et décidé n’ont sans doute jamais eu autant d’écho aujourd’hui, et incarné une si grande modernité.

Depuis ses débuts, il y a quarante ans, elle aura finalement tout inventé : la boutique concept store où se mêlent art, déco et vêtements, une mode confortabl­e et féministe plus que féminine, l’esprit bohème parisien, les liens avec la musique… La créatrice étant, tour à tour,

entreprene­ur, mère, galeriste, artiste. « Ce n’est pas calculé, expliquet-elle aujourd’hui. L’évolution s’est faite au jour le jour et Etienne Bourgois, l’un de mes cinq enfants, gère aujourd’hui la marque d’une façon aussi tranquille. » Les ventes et les commandes se sont rapidement envolées, les boutiques multipliée­s… « L’engouement du Japon nous est tombé dessus, une boutique à New York en 1980 un peu par hasard… Et nous n’avons jamais fait de publicité ! » revendique la créatrice. Sans « aucune nostalgie », Agnès b. semble aussi sereine aujourd’hui qu’à ses débuts dans les années 1970, sûre de ne pas tomber dans les pièges d’une industrie énorme. Toujours rester à une échelle humaine. « Ce qui me frappe, ce sont les vendeurs qui savent tout de moi et mon histoire. Ils la partagent avec les clients. C’est une vraie histoire d’amour qui se transmet. »

Mêmes boucles blondes, même visage rond et souriant, même classe indéfiniss­able sans l’once d’un déguisemen­t, Agnès b., 75 ans, ne change pas et c’est pour cela qu’elle perdure. « Je n’ai jamais fait de mode, je veux faire du style, des vêtements qu’on garde. » Quand on feuillette « Agnès b. styliste », écrit par Florence Ben Sadoun (La Martinière), on reste touché par la grâce de cette marque française, qui peut aussi bien habiller l’écrivain François Weyergans pour son intronisat­ion à l’Académie française que David Bowie ou Brian Molko sur les scènes rock. Et surtout M. et Mme Tout-leMonde, qui ont découvert la rue du Jour, dès 1975, dans un quartier des Halles encore empli de commerçant­s de bouche, une boutique iconoclast­e où les vestes chinoises surteintes sèchent sur des crocs de boucher, où les enfants d’Agnès, qui dessinent à l’étage, grandissen­t. Un bonhomme Michelin et un portrait de Mao au mur. On succombe aux jupons en toile à beurre, aux combis de garagiste, aux salopettes fonctionne­lles. L’amie Fanny Deleuze, épouse du philosophe, s’occupe de la paperasse. Plus tard, dans les années sida, on pioche des préservati­fs à la caisse. Ou on vient prendre son exemplaire du « Point d’ironie », revue gratuite pour mettre l’art contempora­in à la portée de tous. « Le livre raconte avant tout que le style ne se démode pas », dit-elle. Et il raconte une vie riche, connectée à sa marque.

Agnès b., c’est aussi l’art, le graffiti, la photo, la vidéo… « J’ai toujours aimé l’art », raconte cette Versaillai­se, passionnée par le château et les jardins de sa ville, par le xviiie, mais aussi par les contempora­ins. « Avec les voyages, les rencontres, j’ai noué des relations avec des artistes dans tous les domaines comme Basquiat, Martin Parr, David Lynch, Harmony Korine. » Aussi à l’aise avec Quentin Tarantino ou Harvey Keitel qu’avec Nan Goldin ou Malick Sidibé. Cette galeriste compte plusieurs milliers de pièces dans sa collection personnell­e et se verrait bien ouvrir une fondation « au nord de Paris ». A l’automne dernier, le Musée national de l’Histoire de l’Immigratio­n, porte Dorée à Paris, a présenté plus de 70 oeuvres de cette collection dans une exposition baptisée « Vivre ! ! ». Un vrai succès, plus de 420 visiteurs par jour… Et puis, il y a l’Agnès engagée, viscéralem­ent de gauche, en rupture avec la tradition droitière de sa famille bourgeoise, dont elle garde tout de même la foi catholique. Quelques jours après l’annonce de la non-candidatur­e de François Hollande à la primaire socialiste, elle confiait se sentir « orpheline, énormément triste ». « Il a toujours été formidable, et c’est pour cela que j’ai signé la pétition contre le “Hollande Bashing”. J’ai été scandalisé­e par la manière dont il a été traité », s’emportet-elle. Humaine Agnès b., un « . », c’est tout.

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 ??  ?? LA COMBINAISO­N, INSPIRÉE DES TENUES DE GARAGISTE, PIÈCE PHARE DE LA MARQUE, LORS DU DÉFILÉ PRINTEMPS-ÉTÉ 2016.
LA COMBINAISO­N, INSPIRÉE DES TENUES DE GARAGISTE, PIÈCE PHARE DE LA MARQUE, LORS DU DÉFILÉ PRINTEMPS-ÉTÉ 2016.
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LA BOUTIQUE DE LA RUE DU JOUR A PENSÉ LE CONCEPT STORE BIEN AVANT TOUT LE MONDE.
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L’INDÉMODABL­E MARINIÈRE, DONT LE CALIBRAGE DES RAYURES EST DÉPOSÉ.

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