L’ART DU “KOMPROMAT”
Alors que la presse américaine évoque l’existence d’un dossier russe compromettant sur Trump, Jacky Debain, ex-numéro deux de la DST, ressort pour “l’OBS” d’autres exemples de cette pratique de chantage dont le KGB n’avait pas le monopole. Et revient sur des affaires d’espionnage russes visant la France.
De jolies femmes, des photos compromettantes, un chantage... Ce type de méthode, le kompromat, n’a rien de nouveau. La pratique est même aussi vieille que l’espionnage. Certes, du temps de la guerre froide, les Soviétiques étaient passés maîtres en la matière. Contrairement à ce qu’on peut penser, toutes les chambres des grands hôtels de Moscou n’étaient pas truffées de caméras ou de systèmes d’écoutes. Mais la plupart étaient conçues de telle façon que l’on puisse rapidement installer un dispositif de surveillance en cas de besoin. En 1964, Maurice Dejean, l’ambassadeur de France en Union soviétique, en fit les frais. Il s’était fait piéger par l’une de ces femmes du KGB qu’on appelait « les hirondelles ». Après avoir reçu les photos de leurs ébats, le général de Gaulle convoqua l’ambassadeur à l’Elysée. « Alors, Dejean, on couche maintenant ? », lui avait-il lancé avant de le congédier.
Comme Dejean, un ambassadeur britannique à Moscou avait été surpris en galante compagnie. Une tentative de déstabilisation là aussi. Mais le diplomate anglais a réagi d’une manière très différente, tout en flegme britannique, pourrait-on dire. Il convoqua les médias de son pays pour une conférence de presse : « Vous allez apprendre que j’ai eu une relation sexuelle avec une femme, leur a-t-il expliqué. Je tiens à vous dire toute la vérité : il ne s’agit pas d’une mais de deux femmes. »
Les agents du KGB pratiquaient également le chantage aux révélations sur l’homosexualité de certains diplomates, notamment britanniques, à une époque où c’était encore un tabou dans la société. Ces méthodes n’avaient pas toujours prise sur leurs victimes. Un jour, Raymond Nart et moi avions tenu à alerter un homme d’affaires français travaillant régulièrement avec la Russie sur les tentatives de manipulation dont il pourrait faire un jour l’objet. L’intéressé avait pris l’avertissement avec humour : « Ne vous inquiétez pas, nous avait-il répondu. Si ma femme apprend un jour que je couche avec une jolie Russe, elle sera ravie pour moi ! »
Les Russes n’avaient pas le monopole du kompromat. La CIA pouvait recourir à de telles pratiques. En France, l’affaire Henri Plagnol fit un peu de bruit dans les années 1990. Celui qui deviendra plus tard député UMP du Val-de-Marne et secrétaire d’Etat venait d’entrer au cabinet d’Edouard Balladur à Matignon comme conseiller culturel quand il fit la connaissance d’une certaine Mary Ann Baumgartner lors d’un cocktail mondain à l’Unesco. Une Américaine accorte, cultivée, issue de la bonne société et connaissant bien la France [la jeune femme fut décrite comme une « Jean Seberg en plus sensuel » par un diplomate français approché également par elle]. Se présentant comme la directrice d’une fondation, le Dallas Market Center, elle recevait des personnalités du tout-Paris dans un vaste appartement de la rue de Grenelle. Après plusieurs rencontres, elle tenta de soutirer à Plagnol des informations sur la position de la France lors de futures négociations du Gatt. Des informations qu’elle était prête à payer 5 000 francs pièce. Seulement, nous l’avions repérée depuis longtemps. Ce n’était pas le premier haut fonctionnaire qu’elle tentait d’approcher. Nous étions persuadés qu’il s’agissait en réalité d’un officier de la CIA opérant sous une fausse identité. Dans un premier temps, on exigea de Plagnol qu’il mette fin à ces rendez-vous. Puis Raymond Nart lui demanda de renouer le contact avec elle. Il voulait qu’il lui transmette de fausses informations. Finalement, Charles Pasqua, le ministre de l’Intérieur de l’époque, pas vraiment un pro-américain, convoqua l’ambassadrice américaine à Paris puis expulsa cinq agents dont le chef de station en guise de représailles.
La manipulation politique a toujours constitué une part importante des activités d’espionnage. Les services soviétiques ont toujours été présents et actifs en
France. Déjà, à l’époque tsariste, Paris était le premier centre étranger de la 3e section de la gendarmerie impériale. Il s’agissait d’abord de contrôler les opposants en exil, mais aussi de se livrer à l’espionnage dans le domaine diplomatique. Du temps de la guerre froide, près de 500 Russes travaillaient à la Résidence, le nom des trois derniers étages de l’ambassade russe de Paris occupés par le KGB. Sur cet effectif, une centaine de personnes étaient des agents opérationnels. Et outre l’espionnage scientifique, économique et militaire, un bon quart d’entre eux concentraient leurs efforts sur l’action politique. Si l’ambassade russe était l’une de leurs couvertures, le statut de diplomate à l’Unesco était également très prisé. Il offrait une couverture parfaite. Ils n’avaient pas grand-chose à faire, ils étaient bien payés et ils pouvaient multiplier les rencontres sous des prétextes culturels. Le statut leur offrait une facilité de contact et de déplacement. Ce n’est pas un hasard si, après l’affaire Farewell, près du quart des 47 agents russes expulsés par François Mitterrand en 1983 travaillaient à l’Unesco, devenu un vrai nid d’espions.
Bien sûr, les Russes recrutaient également des locaux. Des personnes chargées de jouer les agents d’influence. Je me souviens de l’affaire Pierre-Charles Pathé, le fils de l’industriel et producteur de cinéma Charles Pathé. Par le biais d’un bulletin d’informations à destination du monde politique et intellectuel, cet écrivain et journaliste véhiculait des articles dictés par le KGB. Par ailleurs, il tenait les Russes informés des coulisses de la vie politique française. Des services pour lesquels il était rémunéré. Il avait tout noté dans un carnet, ce qui permettra de le confondre [il a été condamné en 1980 à cinq ans de prison pour intelligence avec les agents d’une puissance étrangère]. En 1992, Vassili Mitrokhine, un archiviste du KGB déçu par le Parti communiste de l’Union soviétique, remettait aux services secrets britanniques les archives qu’il avait soigneusement recopiées à la main pendant près d’une vingtaine d’années et sorties dans ses chaussettes. Dans ces documents apparaissaient les noms des taupes russes agissant en France, pays d’Europe où le KGB disposait du plus grand nombre d’agents. Dans le lot, des politiques, des hommes d’affaires, des journalistes [le plus efficace aurait été un modeste fonctionnaire du Quai-d’Orsay qui, pendant près de trente ans, aurait relayé vers Moscou l’essentiel de la correspondance diplomatique française]. Nous connaissions bon nombre d’entre eux. Certains faisaient cela par sympathie politique, d’autres pour l’argent. Mais leur surveillance était compliquée, et les frontières de leurs activités incertaines. Nous ne parvenions pas toujours à distinguer ce qui relevait de l’espionnage. Lorsqu’un journaliste rencontre un diplomate, est-ce pour son métier ou pour lui soutirer des informations confidentielles qu’il transmettra ensuite à une puissance étrangère ?
Prenez Charles Hernu. Beaucoup de rumeurs ont circulé sur son compte. On le disait dans la main des services roumains et du KGB. Il fut pourtant le ministre de la Défense le plus antisoviétique qu’on ait connu.
Comme nous le racontons dans notre livre, François Mitterrand, de son côté, rencontrait régulièrement le chef de la résidence, Nikolaï Tchetverikov. C’était même son correspondant habituel au sein de l’ambassade. Vers la fin du mois de mai 1983, il cherche à le joindre au téléphone. Un rien embarrassé, son interlocuteur lui répond : « Mais vous l’avez expulsé voici quelques jours ! » Son nom figurait parmi les 47 agents du KGB contraints de quitter la France. Mais Mitterrand n’était pas un agent du KGB pour autant.
“L’UNESCO À PARIS, UN NID D’ESPIONS.”