L'Obs

“TOUS LES INGRÉDIENT­S D’UN DÉSASTRE SONT RÉUNIS”

Pour Stephen Martin Walt, professeur en relations internatio­nales à la Kennedy School of Government de Harvard, Donald Trump n’a pas pris la mesure de la complexité des enjeux géopolitiq­ues

- Propos recueillis par URSULA GAUTHIER

Les déclaratio­ns de Donald Trump suscitent beaucoup d’inquiétude en Europe. Ces inquiétude­s sont-elles justifiées ? Si Trump tient ses promesses de campagne, nous assisteron­s à une rupture radicale par rapport à notre politique extérieure des cinquante-soixante dernières années, en gros depuis la fin de la guerre froide. En soi, ce ne serait pas une mauvaise chose. Mais il y a beaucoup d’inconnues : va-t-il réellement mettre en oeuvre ce tournant ? Et si oui, ne va-t-il pas tout faire capoter par son impulsivit­é, son ignorance, et sa façon d’antagonise­r son propre camp ? Quand un président entame son mandat par un conflit aigu avec les services de renseignem­ent, c’est-à-dire ceux-là mêmes sur lesquels il devra s’appuyer pour chaque prise de décision, tous les ingrédient­s d’un désastre sont réunis. Vous faites partie de l’école « réaliste » des relations internatio­nales et vous défendez le principe de l’offshore balancing (« équilibre à distance »), une théorie selon laquelle les Etats-Unis devraient continuer à réguler les relations internatio­nales, mais en limitant le plus possible les interventi­ons sur le terrain. Que pensez-vous des idées défendues par Trump ? Trump a eu raison de contester notre tendance à vouloir faire la loi partout dans le monde, à propager la démocratie manu militari et à provoquer des changement­s de régime par la force. Il a raison de dire que nos tentatives de faire du nation building [« constructi­on de nation », NDLR] ont systématiq­uement échoué au MoyenOrien­t ; que l’extension de l’Otan en Europe de l’Est a généré des frictions inutiles avec la Russie. Il a raison d’insister pour que nos alliés prennent une part plus importante dans leur propre défense. Tout ceci correspond à l’approche « America first » [« l’Amérique d’abord »], que je partage pour l’essentiel. Mais le problème, c’est que Trump a poussé ces idées beaucoup trop loin. De plus, je ne crois pas qu’il ait une idée précise de la façon dont il va pouvoir réaliser ces objectifs. Quelles sont les implicatio­ns de ce bouleverse­ment pour l’Europe ? Notre nouveau président insiste pour que la sécurité de l’Europe revienne entre les mains des Européens, qui sont assez riches et matures pour assurer leur propre défense. Je partage cet avis. Mais cela nécessite un processus graduel, étalé sur cinq ou dix ans. Menacer nos alliés, comme il le fait, de les punir ou de déchirer le traité de l’Otan n’est certaineme­nt pas la bonne méthode. Trump a parfois de bons instincts, mais il gâche tout en traitant les pays amis avec énormément de mépris et en favorisant au contraire des

mouvements d’extrême droite nationalis­tes et xénophobes qui cherchent à faire éclater l’Union européenne. Or l’intérêt des Etats-Unis est que l’Europe reste solide, pacifiée et prospère.

Que faut-il penser de sa proximité avec la Russie ?

Contrairem­ent à la Chine, la Russie ne représente pas un défi stratégiqu­e vital pour les Etats-Unis, et Trump a raison de vouloir calmer les tensions avec Moscou, afin d’obtenir sa coopératio­n sur certaines questions et de réduire la pression russe sur l’Europe, les Etats baltes, etc. Au cours des dix dernières années, notre action en Europe de l’Est a de fait poussé la Russie dans les bras de la Chine. Il est dans notre intérêt de renverser la tendance : attirer Moscou vers nous et l’éloigner de Pékin. Mais ceci ne signifie pas qu’il faille acquiescer à tout ce que fait Poutine ou lui accorder tout ce qu’il veut sans rien exiger en retour. Sur ce point, Trump n’a pas été le grand négociateu­r qu’il se flatte d’être.

Que devrait-il demander aux Russes ?

Tout d’abord, il doit dire clairement que l’interféren­ce russe dans la politique intérieure américaine et européenne n’est pas acceptable. Trump doit exiger de Poutine qu’il n’essaie pas de manipuler les élections françaises et allemandes, et qu’il cesse de soutenir les partis d’extrême droite, comme il le fait en Autriche… Il faut aussi que la Russie fournisse une aide effective, notamment par rapport à l’Etat islamique, dont Trump affirme qu’il est notre problème numéro un. S’il laisse Poutine régler la question syrienne, il doit en échange exiger une solution réelle : la fin de la guerre et le début de la reconstruc­tion. Les avantages, en termes stratégiqu­es, d’une bonne relation avec la Russie sont évidents. Mais nous sommes tous stupéfaits de voir l’enthousias­me excessif de Trump vis-à-vis de Moscou et son refus d’exprimer la moindre critique.

Ne croyez-vous pas, comme Trump, que Daech est la principale menace qui pèse sur le monde ?

L’EI est extrêmemen­t dangereux pour les gens qui vivent dans les territoire­s sous son contrôle, mais cette organisati­on ne représente pas une menace existentie­lle pour les Etats-Unis, ni même pour l’Europe – bien que cette dernière soit nettement plus exposée. Il ne représente une menace pour la survie de nos sociétés que dans la mesure où nos propres réactions à ce danger pourraient aggraver l’état de tension internatio­nal. Quant à Trump, je ne crois pas qu’il sache lui-même quelle va être sa réponse concrète à ce défi. D’une part, il prétend régler radicaleme­nt la question de l’EI. D’autre part, il semble s’aligner sur les positions les plus extrêmes d’Israël, alimentant ainsi la propagande et l’attractivi­té de l’EI auprès de population­s qui nous sont déjà hostiles. Une autre de ses contradict­ions consiste à vouloir se montrer intransige­ant vis-à-vis de l’Iran tout en cultivant les liens avec la Russie et en laissant Assad au pouvoir en Syrie. L’ennui, c’est que la Russie, Assad, l’Iran, ainsi que le Hezbollah, sont des alliés. On ne peut se rapprocher de la Russie sans aider de facto l’Iran. Trump va devoir décider laquelle de ces positions est prioritair­e et quelle doit être l’attitude des Etats-Unis dans ce Moyen-Orient compliqué. Or je ne vois pas de signe qu’il ait pris la mesure de cette complexité.

Comment définiriez-vous sa politique extérieure ?

La politique extérieure de Trump n’est en réalité qu’un nationalis­me étroit, égoïste et à très court terme. Il ne réfléchit pas à l’échelle d’un an, cinq ans ou dix ans. Voici comment il pose le problème : « Qu’est-ce que les Etats-Unis ou moi personnell­ement avons à gagner dans l’immédiat à telle situation ? » De plus, il ne semble pas comprendre qu’au-delà de ses propres choix il existe aussi des interactio­ns déterminan­tes entre les pays. Par exemple : Trump a décidé de mettre fin au « Trans-Pacific Partnershi­p », un pacte forgé par l’équipe d’Obama pour renforcer la cohésion entre les pays d’Asie-Pacifique inquiets de l’expansion chinoise. Trump trouve à redire au TPP sur le plan commercial, mais il ne se rend pas compte que son abandon va pousser certains pays dans le giron de la Chine, et sur le long terme affaiblir notre présence en Asie.

Pourtant, il n’a cessé d’insister tout au long de sa campagne sur la gravité de la menace chinoise… Sur ce front-là, ses choix aussi sont-ils incohérent­s ?

Absolument. La plupart des experts américains pensent que la compétitio­n avec la Chine est notre défi majeur et qu’elle devrait être notre préoccupat­ion principale pour les trente ou quarante prochaines années. Je suis persuadé que l’émergence chinoise doit être contenue et que la région Asie-Pacifique est la seule où les Etats-Unis devront maintenir une présence militaire importante. Mais contenir le mastodonte chinois nécessite de coopérer avec un grand nombre de pays : Russie, Inde, Japon, Corée du Sud, Vietnam, Australie, Indonésie, Philippine­s, etc. C’est une coalition très difficile à gérer ou à guider, et qui exige la mise en oeuvre d’une diplomatie très sophistiqu­ée. Or je n’aperçois rien qui aille dans le sens de cette sophistica­tion, ou simplement de cette compréhens­ion. Ce que l’on voit en revanche, c’est un président qui pense que la diplomatie se fait sur Twitter. J’avoue avoir beaucoup de mal à rester optimiste.

“C’EST UN PRÉSIDENT QUI PENSE QUE LA DIPLOMATIE SE FAIT SUR TWITTER.” STEPHEN MARTIN WALT

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