L'Obs

Une vie chinoise

NOTRE HISTOIRE, PAR RAO PINGRU, TRADUIT DU CHINOIS PAR FRANÇOIS DUBOIS, SEUIL, 360 P., 23 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Le malheur, il préfère le sauter. Le raconter, ce serait s’y complaire. C’est à peine si, dans son gros livre de souvenirs, il évoque les vingt-deux années que, à l’époque du Grand Bond en avant, il a endurées, loin des siens, dans un camp de travail et de rééducatio­n. Aujourd’hui âgé de 94 ans, le Chinois Rao Pingru a fait le choix d’avoir la mémoire conciliant­e. Il souffre moins d’avoir été une victime expiatoire du maoïsme triomphant que d’avoir perdu, en 2008, sa femme adorée, Meitang. Après sa mort, et pour ne rien oublier de leur histoire, il s’est mis non seulement à écrire, mais aussi à peindre et à calligraph­ier ce récit graphique, dont les merveilleu­ses et candides aquarelles enjolivent même ce qui est triste. D’ailleurs, à l’exception des pages sur la guerre sino-japonaise (1937-1945), au cours de laquelle Rao Pingru, lieutenant de l’armée nationalis­te, combattit l’envahisseu­r nippon, notamment à la bataille de Changde, il est peu question de politique dans cette longue traversée de la Chine du xxe siècle. C’est plutôt une chronique colorée de la vie quotidienn­e dans l’ancienne puis la nouvelle société, où la poésie compte plus que l’idéologie, la gastronomi­e que l’économie et la famille, que le parti. Né en 1922 à Nanchang, dont il n’allait jamais oublier « la fumée légère des bâtons d’encens se dissipant lentement dans la quiétude du pays de mon enfance », Rao Pingru épousa Meitang en 1948, ouvrit avec elle (et referma aussitôt) une petite fabrique de nouilles à Nanchang, emménagea ensuite à Shanghai, où il travailla pour une maison d’édition. Jusqu’au jour de 1958 où, au prétexte qu’il avait « une mauvaise origine de classe », il fut déporté dans l’Anhui afin d’y être maté et « rectifié ». Une tragédie qu’il évacue par une simple litote : « Lorsque le froid de l’hiver est le plus rude, c’est que le printemps n’est plus si loin. »

Deux décennies plus tard, sans colère ni rancune, il revint à Shanghai, où il retrouva son épouse, qui avait résisté aux avanies et à la misère, ses cinq enfants, qu’il n’avait pas vus grandir (deux d’entre eux furent envoyés en rééducatio­n à la campagne), et son emploi dans l’édition. Le nouveau siècle s’ouvre alors avec l’urémie de Meitang, à qui son mari fait, dans leur salle de bains, des dialyses péritonéal­es quotidienn­es, et qu’il accompagne dans ses délires, bientôt son agonie. Après l’enterremen­t de son aimée, Rao Pingru écrivit un poème qui s’ouvre par « L’infortune nous voue à l’effort » et se clôt avec « Dans une vie meilleure, j’espère que nous serons réunis ». Comment ne pas être ému par ce « Dans une vie meilleure » chuchoté par un vieil homme qui ne se plaint jamais d’avoir eu une vie si difficile et pour qui le bonheur est encore une espérance?

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