L'Obs

Dans les vapeurs de Constantin­ople

L’AMANT NOIR, PAR ÉTIENNE DE MONTETY, GALLIMARD, 235 P., 19,50 EUROS.

- JACQUES NERSON

Comment s’appelle l’amant à la peau bistre? L’opium, cet envoûteur que Thomas de Quincey, son adorant et son esclave, nomme « la noire idole ». Au départ, Fleurus-Marie Duclair, le héros d’Etienne de Montety, a tout pour lui. Ayant reçu une éducation l’aiguillant naturellem­ent vers l’armée, comme ses aïeux, le jeune Versaillai­s sort bien classé de Saint-Cyr pour sauter à pieds joints dans les tranchées de la guerre de 14-18 où son courage lui vaut d’être cité et médaillé. Après l’Armistice, il embarque dans l’Orient-Express pour intégrer le service du chi re de l’état-major du général Franchet d’Espèrey à Constantin­ople – qui ne s’appelle pas encore Istanbul. Il y liera connaissan­ce avec « l’amant noir » dans une fumerie du port où l’entraîne l’Allemand Gerhardt Breitner, le séduisant attaché d’ambassade. A partir de là, malgré son union avec une jolie Turque qui le délivre pour quelque temps de l’opium et ses sortilèges, et malgré un premier roman édité chez Calmann-Lévy, le lieutenant Duclair, congédié par l’armée, quitté par sa femme, sans le sou, devenu sous l’Occupation pianiste dans un cabaret de Pigalle, logeant sa pipe, son pot de « confiture » et sa médaille militaire dans un hôtel pisseux, déchoit peu à peu. Un autre Allemand va causer sa perte. Comme Duclair passe son temps au café à faire assaut de citations contre un o cier de la Wehrmacht, féru de poésie comme lui, tous deux se font descendre en février 1944. Pour beaucoup, échanger des vers avec un « Boche » revenait alors à entretenir des intelligen­ces avec l’ennemi. A maints égards, la faiblesse de Duclair fait penser à celle d’Alexis, le héros aboulique des « Hauts-Ponts », de Jacques de Lacretelle, gagné par le vertige du jeu. On dirait qu’en décrivant cet abaissemen­t graduel, cette succession d’échecs, Etienne de Montety s’exorcise d’une hantise. Que le lieutenant Duclair est son négatif. Celui à qui il a jadis craint de ressembler. Non par son addiction « aux plaisirs noirs et mornes » de l’opium (Baudelaire) mais par une propension naturelle à laisser voguer son esprit à la dérive. A se demander quoi, de l’opium ou de la poésie, est le plus maléfique. Un beau roman, aussi envoûtant qu’un rêve.

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