L'Obs

Insomnie par Marie Darrieusse­cq. Le dessin de Wiaz

- Par MARIE DARRIEUSSE­CQ, écrivain M. D.

L ’insomnie est une hyperlucid­ité délirante. Ou un délire hyperlucid­e. C’est souvent un mot, qui me réveille – ou qui me saute dessus à peine réveillée. Et en ce moment, c’est Trump. Sinistre trompette. Trump. Entre mes vieilles angoisses et le désastre qu’on nous prédit, Trump est le nom de ce qui m’empêche de dormir – ou plus exactement : de ce qui m’empêche de me rendormir.

L’insomnie transforme en vigie. En hibou halluciné. Le Larousse dit que la vigie est l’« homme de veille dans une hune ou nid-de-pie, chargé de surveiller tout l’horizon ; ou l’homme chargé à terre de surveiller le large et de faire des signaux ». Admettons. Admettons que du fond de mon lit je fasse vaille que vaille des signaux. Je transforme­rai ici en chroniques d’insomnies mon insomnie chronique.

3h37. Le matin où Trump a été élu, figurez-vous que la vigie dormait. Mon mari était réveillé, il suivait les élections américaine­s. Je me lève, il me dit : « C’est Trump. » Comme il est taquin, j’ai cru qu’il plaisantai­t. Alors il a redit : « C’est Trump. » Il avait une tête tellement tragique, tous les deux en peignoir avec les gosses qui partaient à l’école… Depuis, le mot Trump me réveille, porté par la voix de mon mari.

3h46. Trump est un état du monde. Je me suis trompée sur l’état du monde. J’ai cru, portée par mon adolescenc­e des années 1980, que grosso modo ça irait. Je croyais encore au progrès, alors qu’un cinéaste de ma génération, Mathieu Kassovitz, nous avait prévenus, dans « la Haine », que nous étions cet homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages et qui se dit : « Jusqu’ici tout va bien. » Le 11 septembre 2001, en voyant les « virgules », ces gens qui préféraien­t sauter des tours en flammes que mourir dans le brasier, je pensais à ça, je voyais la chute.

3h59. Trump est entré dans nos vies. Dans notre vie intime. J’ai menti involontai­rement à mes enfants inquiets. Je leur ai dit qu’il ne serait pas élu, jamais. Ça commence comme ça, Trump et le monde qui vient : être prise en défaut par ses propres enfants. « Everything’s gonna be alright », disent les parents dans les films hollywoodi­ens. Tout ira bien. Clap de fin.

Il y a quelque chose de comique à se vivre en hyperlucid­e de la chute, au chaud sous la couette dans un appartemen­t douillet. Je me souviens de cette amie libanaise, enfant sur la ligne de front dans les années 1980, qui m’expliquait comment on vit quand la salle de bains est devenue un trou ouvert sur la mitraille. Et bien sûr je pense à Alep, la Sarajevo d’aujourd’hui. Comment peut-on dormir pendant Alep. Pourtant on dort, bien entendu. Et pendant que « dorment » dans la rue en bas ceux qui n’ont ni lit ni toit. J’écoutais récemment Damien Carême, le maire de Grande-Synthe, dire cette phrase si simple : « Je ne tolérerai jamais que meurent de froid ou de faim des humains sur ma commune. » Il a bâti dans sa petite ville près de Calais un camp pour les réfugiés, aux normes du HCR. Il ne dit pas qu’il faut faire : il fait. Il causait, invité par le collectif Le Temps des Lilas, « LILAS » pour « Libre d’inventer les autres solutions ». Je reparlerai probableme­nt de lui dans ces chroniques, et des migrants, et des « autres solutions », que je n’ai pas, mais qui parfois surgissent, lumineuses, jusqu’à ce que l’aube les carbonise comme de pauvres vampires.

4h24. Cioran : « [L]es hantés du lit […] sacrifiera­ient un royaume pour retrouver l’inconscien­ce que la terrifiant­e lucidité des veilles leur a brutalemen­t ravie. Le lien est indissolub­le entre l’insomnie et le désespoir. » Bonne année !

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