L'Obs

La chronique de Raphaël Glucksmann

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ». R. G.

Haro sur les « journalope­s » ! Sus aux « scribouill­ards » ! Pan sur les « chiens de garde » ! A bas les « médiocrate­s » ! Mort aux « hyènes dactylogra­phes » et autres « chacals munis de stylos » (c’est ainsi que les staliniens parlaient de Sartre) ! La chasse aux journalist­es – « parmi les êtres humains les plus malhonnête­s au monde », selon le 45e président américain – est ouverte.

Le premier face-à-face entre Sean Spicer, le porteparol­e de Donald Trump, et les médias fut l’un de ces moments clés qui cristallis­ent les tendances d’une époque. Au milieu de sa diatribe contre la presse et sa couverture « biaisée » selon lui des cérémonies d’investitur­e, Sean Spicer assène : « Ce fut la plus grande affluence à une inaugurati­on. Point final. » (PS : n’oubliez pas de lever la main et de prendre un ton autoritair­e pour dire « point final » ou, en anglais : period.) Les photos, les chiffres du métro, le nombre de bus garés dans les parkings disent le contraire ? Ces données mentent. Period. Elles visent à gâcher la fête du peuple et de son leader. Conclusion menaçante : « La presse devra rendre des comptes. » Period.

Lorsque le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte quitte la sphère de l’art pour devenir une règle de gouverneme­nt, quand l’esprit de la série télévisée « X-Files » – « la vérité est ailleurs » – s’empare des institutio­ns, le journalist­e devient logiquemen­t l’ennemi public numéro un. A l’ère des « faits alternatif­s » (dixit la conseillèr­e de Trump Kellyanne Conway), sa mission ingrate – confronter les mots du pouvoir à une chose étrange que l’on appelle le « réel » – est un anachronis­me rebutant. Alors jouons les « honnêtes gens » contre les « médias menteurs », avant de remplacer au plus vite les correspond­ants des journaux de l’« establishm­ent » par des blogueurs populaires. Period.

Donald Trump et son équipe n’innovent pas. Ici encore, Vladimir Poutine fait figure de précurseur. Souvenons-nous de sa conférence de presse de novembre 2002 à Bruxelles, au cours de laquelle il répondit à un journalist­e du « Monde » osant une question sur les crimes de guerre en Tchétchéni­e : « Si vous êtes prêt à vous faire circoncire, je vous invite à Moscou. Nous avons d’excellents spécialist­es. Je recommande­rai qu’on fasse l’opération de telle manière que plus rien ne repousse. » Period. L’interprète n’osa pas traduire sur le coup, et nos diplomates parlèrent ensuite d’« écart de langage » ou de « dérapage verbal ». Il s’agissait en réalité d’un langage à part entière, d’un verbe politique promis à un grand avenir.

Nigel Farage fit de l’attaque des médias, en particulie­r la BBC, le pilier de la campagne du Brexit. François Fillon, en des termes plus courtois certes, perça lors de la primaire en rabrouant poliment ceux qui l’interrogea­ient. Beppe Grillo, en Italie, proclame fièrement préférer son blog aux questions fastidieus­es des journaux de la « caste ». Jean-Luc Mélenchon accepte avec plaisir les chandelles d’« Une ambition intime » sur M6 (l’espace médiatique sans journalist­e) et s’époumone régulièrem­ent contre France-Inter. Florian Philippot commence chacune de ses 130 interviews hebdomadai­res par dénoncer l’embargo médiatique imposé au FN. Gueuler contre les médias permet de faire montre d’autorité tout en se posant en victime d’un « système » que tout le monde dénonce et personne ne définit.

Evidemment les journalist­es se trompent. Souvent. Leurs tendances moutonnièr­es m’insupporte­nt et je ris de voir ceux qui adoraient Manuel Valls il y a un an et Alain Juppé il y a six mois faire de François Fillon le prochain président au lendemain de la primaire avant de ne jurer aujourd’hui que par Emmanuel Macron. La concentrat­ion des organes de presse – hors service public – dans les mains de néo-oligarques pose un problème réel. Mais le défoulemen­t actuel ne relève en rien d’une analyse critique de l’état de la presse. Ce qui se joue, c’est le refus du fact-checking par des leaders qui rejettent tout rapport à une « vérité vérifiable » et non mythologiq­ue.

Nos césaristes prétendent émanciper leurs propos des catégories du vrai et du faux, se placer au-delà du domaine du constatabl­e ou du contestabl­e. Or la démocratie politique repose sur la confrontat­ion de discours vérifiable­s et non sur le simple clash de visions prophétiqu­es (d’où l’exclusion des discours religieux de la sphère publique). Le seul buzz ne peut être l’arbitre du débat politique. Lorsqu’ils ciblent les journalist­es, Donald Trump et ses camarades européens s’attaquent à la démocratie.

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