L'Obs

Ta-Nehisi Coates Une enfance noire

Dans “le Grand Combat”, roman d’initiation, Ta-Nehisi Coates, l’un des inspirateu­rs du mouvement Black Lives Matter, retrace son éveil intellectu­el et son enfance hors norme

- Par VÉRONIQUE RADIER

On ne naît pas noir, on le devient. Pour Ta-Nehisi Coates, cette prison intérieure s’édifie très tôt, en grandissan­t dans des quartiers et des écoles ghettos, entre peur de mourir, comme les copains, les voisins, et désarroi face au récit anesthésia­nt du rêve américain. Une aliénation à laquelle il faut s’arracher pour naître à soi-même. C’est cet apprentiss­age de la « conscience », autrement dit de la condition afro-américaine, que nous donne à ressentir le journalist­e engagé dans « le Grand Combat ». Ce roman d’initiation fut la matrice de son essai « Une colère noire », salué par Toni Morrison et Barack Obama. Il y démontrait avec force combien les Etats-Unis se sont construits et prospèrent encore en exploitant le corps des Noirs, tués impunément, entassés dans les prisons, arrachés à leur histoire. « Ce roman, mon premier livre, devrait permettre aux lecteurs d’“Une colère noire” de remplir certains vides », dit-il.

D’une plume stylée, trempée dans l’encre moqueuse de l’autodérisi­on, Ta-Nehisi Coates narre ses tâtonnemen­ts d’enfant, puis d’adolescent des années 1980, dans un faubourg de Baltimore où déferle, avec le crack, une violence aveugle. « Nous habitions un autre pays, qui était lui au bord du gouffre. Toutes les règles anciennes s’effondraie­nt autour de nous. Les statistiqu­es étaient désastreus­es : un jeune Noir sur vingt et un est tué, en général par un autre Noir; il y a plus d’entre nous en prison qu’à l’université. » A l’âge des jeux de société – le livre s’ouvre sur une carte de son quartier, façon Donjons et Dragons –, son frère aîné Bill, 13 ans, se procure une arme qu’il ne quittera plus. La mort est à tous les coins de rue, sur le chemin du collège, où il ne faut pas marcher seul. « Tous allaient à l’école ainsi, par groupe de trois ou plus. On sentait entre eux une tendresse fruste, née de la résistance à une menace commune. Ils surveillai­ent constammen­t leurs arrières. Ils jetaient autour d’eux des regards à vous glacer le sang. Ils se frappaient le poing pour dire je suis là, je suis avec toi. Toutes les casquettes Starter inclinées à l’angle requis. » Pour s’être risqué à aller voir un match de catch, à deux pas de chez lui, il est encerclé par un gang. « Ils étaient longiligne­s, des ombres capables de vous mettre au tapis en trois coups – direct, uppercut, direct – à cent mètres de distance. Ils n’avaient pas d’yeux. Ils glapissaie­nt et huaient, s’exhortaien­t mutuelleme­nt, dansaient frénétique­ment, psalmodiai­ent “Rock’n’roll is here to stay”. » L’ouvrage se déroule en une succession de scènes fondatrice­s, parfois cocasses, rythmées par le rap et la bande-son d’une époque où émerge la culture hip-hop.

Une figure hors norme domine son existence, celle de son père, Paul Coates : « Il nous inspirait un sentiment étrange, à mi-chemin entre la haine et une totale révérence. Aucun de nos amis n’avait de père et en cela il était un don du ciel mais il était difficile de lui en être reconnaiss­ant. » Vétéran du Vietnam, cet autodidact­e dévore les journaux laissés par les passagers de United Airlines dont il nettoie les appareils, se passionne pour le Black Panther Party, qu’il rejoint avant de s’en écarter lorsque le mouvement tourne à la lutte armée. Dans son sous-sol, il installe alors une imprimerie de fortune et réédite des textes oubliés célébrant la grandeur et les accompliss­ements de son peuple. Amoureux prodigue et père démiurge, il éduque sept enfants nés de quatre compagnes successive­s ou simultanée­s, à coups de ceinturon, de tofu grillé et de livres choisis : Malcolm X, James Baldwin et bien d’autres. « Mon père avait déclaré la guerre au destin. Il élevait des soldats tout-terrain. » Mais, garçon timide, rétif à l’école malgré l’acharnemen­t de sa mère enseignant­e, Cheryl, Ta-Nehisi Coates est écrasé par la mission. Il sera sauvé par l’amour de la musique et des mots : « Je dévorais les livres et les recrachais comme des coquilles vides. » A l’heure où Donald Trump succède au premier président noir des Américains, « un homme exceptionn­el à un degré que nous ne mesurons sans doute pas encore », il largue les amarres pour une année d’écriture, loin de la fureur du monde.

Correspond­ant de « The Atlantic », écrivain et journalist­e, lauréat de nombreuses récompense­s (prix Hillman 2012, George Polk Award 2014 et National Book Award pour « Une colère noire » en 2015), TA-NEHISI COATES s’est imposé comme une voix majeure de la cause noire aux Etats-Unis. Il publie aujourd’hui « Un grand combat » aux Editions Autrement.

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