e-Commerce Jack Ma, roi d’Alibaba
Sa société de commerce en ligne pèse davantage en Chine qu’Amazon aux Etats-Unis. Sa fortune est colossale. Duncan Clark, qui a travaillé avec lui, publie une biographie qui nous plonge dans l’expansion économique chinoise. Extraits
Mais qui est donc Jack Ma, le richissime chinois – sa fortune est estimée à 30 milliards d’euros – que Donald Trump a reçu dans sa « Tower » dès le 9 janvier, en le qualifiant de « grand, grand entrepreneur, l’un des meilleurs au monde » ? Tout simplement le nouveau poids lourd du commerce mondial, grâce à son groupe Alibaba, créé en 1999. Jack Ma a promis à Trump qu’il passerait des commandes à un million de PME américaines, pour alimenter les deux sites commerciaux d’Alibaba : Taobao et Tmall. En France, Alibaba est également présent. Par goût d’abord : Jack Ma a racheté des vignobles à Bordeaux. Pour le business aussi : Jack Ma a confié les clés de sa filiale française à Sébastien Badault, un ancien de Google. Objectif ? Pas tant vendre directement des produits chinois en France – même si Alibaba.com est devenu un site très populaire parmi les ados pour ses gadgets à prix imbattable – que convaincre les PME françaises d’alimenter ses rayons en produits made in France : le consommateur chinois veut toujours plus de choix, de qualité et d’exotisme. C’est ainsi que Jack Ma a créé un groupe bien plus puissant en Chine que ne l’est Amazon dans le reste du monde, et Duncan Clark raconte cette saga dans « Alibaba. L’incroyable histoire de Jack Ma, le milliardaire chinois » (Editions François Bourin), que le « Financial Times » a classé dans sa liste des meilleurs livres d’économie parus en 2016. Duncan Clark a été un des premiers banquiers et conseillers de Jack Ma, il l’a assisté à toutes les étapes. Le livre n’est donc pas critique, mais il est un excellent résumé des trente dernières années de l’expansion chinoise. Bonnes feuilles de l’ouvrage traduit par François Roche. CLAUDE SOULA
UN HOMME QUI S’EST FAIT SEUL
Jack Ma est né le 10 septembre 1964, l’année du Dragon, à Hangzhou, une ville située à environ 140 kilomètres au sud-ouest de Shanghai. Sa mère, Cui Wencai, travaillait en usine. Son père, Ma Laifa, était photographe à l’agence de photographie de Hangzhou. […] Alors que Jack avait 2 ans, Mao, revenu au pouvoir, a déclaré la guerre aux « quatre vieilleries » – vieilles coutumes, vieille culture, vieilles habitudes, vieilles idées – livrant ainsi la Chine aux ravages de la Révolution culturelle. […] La famille de Jack risquait la persécution, d’autant que son grand-père avait été un fonctionnaire loyal du Kuomintang. A l’école, Jack était l’objet de railleries, même si sa famille, au contraire de beaucoup d’autres, n’avait pas été dispersée. […] Dès l’enfance, Jack tomba amoureux de la langue et de la littérature anglaises […]. Jack se délectait de la moindre opportunité de pratiquer son anglais. Il se réveillait avant l’aube, et se rendait à bicyclette à l’Hôtel Hangzhou pour saluer les touristes étrangers, un trajet de quarante minutes. « Chaque matin, à partir de 5 heures, je lisais de l’anglais devant l’hôtel. Beaucoup de visiteurs venaient des Etats-Unis et d’Europe. Je leur proposais un tour gratuit du lac de l’Ouest, en échange de leçons d’anglais. Cela a duré neuf ans, et je pratiquais mon anglais tous les matins, qu’il neige ou qu’il pleuve », se souvient-il.
CINQ ANS POUR DÉCOLLER
De même que l’on « google » pour faire une recherche, en Chine, le mot « tao » est un raccourci pour « chercher un produit en ligne ». Alibaba pèse un poids beaucoup plus important sur la distribution en Chine qu’Amazon aux Etats-Unis. Grâce à ses sites Taobao et Tmall, le groupe est devenu le plus grand distributeur de Chine, alors qu’Amazon ne devint l’un des dix premiers aux Etats-Unis qu’en 2013. Cela dit, bien que Taobao fût fondé en 2003, il a fallu cinq ans pour que le site commence à prendre sa pleine vitesse. […] C’est la crise financière de 2008 qui précipita le changement. Les marchés d’exportation traditionnels de la Chine tombèrent alors en chute libre. Taobao ouvrit toutes grandes les portes des usines aux consommateurs chinois. […] Alibaba en fut l’un des principaux bénéficiaires. Jack aime à dire que le succès de son entreprise est dû au hasard. « Nous aurions aussi bien pu devenir une illustration des “mille et une erreurs” », a-t-il dit un jour à la télévision. Dans les premières années, il donnait trois explications au fait que l’entreprise continuait de survivre : « Nous n’avions pas d’argent, nous n’avions pas de technologie, et nous n’avions pas de plan. » Mais aujourd’hui le succès d’Alibaba repose sur trois facteurs essentiels : un avantage compétitif dans l’e-commerce, la logistique et la finance, ce fameux « Triangle d’acier » cher à Jack.
UN BAZAR ÉLECTRONIQUE
Taobao est un gigantesque réseau de boutiques numériques qui compte 9 millions de magasins, gérés par des entreprises ou des individus. Attirés par l’énorme base d’utilisateurs, ces « marchands » installent leurs étalages sur Taobao, en partie parce que cela ne leur coûte rien. Alibaba ne prélève aucune charge. Il gagne son argent, et beaucoup, en vendant des espaces publicitaires et en aidant les marchands à se mettre en avant pour sortir de la multitude. […] Le site marche bien parce qu’il réussit à mettre en avant les consommateurs et à reproduire sur le web la vitalité et l’agitation des rues commerçantes chinoises. Acheter en ligne est aussi interactif que dans la vie réelle. Les clients peuvent utiliser l’application chat pour marchander, les vendeurs peuvent exhiber leurs produits devant une webcam. Les consommateurs peuvent obtenir des rabais ou la livraison gratuite. Dans la plupart des cas, les envois contiennent des bonus, comme des échantillons gratuits ou des jouets en peluche. […] Plus de 10% des ventes de détail en Chine sont réalisées en ligne, davantage encore qu’aux Etats-Unis (7%). Pourquoi ? Faire du shopping en Chine n’a jamais été une expérience très agréable. La plupart des entreprises de distribution chinoises étaient des sociétés d’Etat. Ces entreprises avaient tendance à considérer les clients surtout comme une nuisance. […] Comme le dit Jack : « Dans les autres pays, acheter sur internet est une façon de consommer, en Chine, c’est un style de vie. »
DES SALARIÉS SOUS INFLUENCE
Tous les salariés d’Alibaba connaissent par coeur la maxime la plus célèbre de Jack : « Les clients en premier, les employés en deuxième, les actionnaires en troisième. » […] Même si pour Jack, les employés viennent en second, sa capacité à motiver ses équipes pour relever tous les défis s’est révélée déterminante dans le succès de l’entreprise. […] Tous les 10 mai […] comme principal « témoin », Jack préside une cérémonie qui fête les mariages récents des employés d’Alibaba. L’entreprise couvre les frais d’hôtellerie et de restauration pour les mariés et leurs familles. […] L’entreprise a également mis en place une série d’avantages pour les jeunes couples, comme l’octroi d’un prêt de 50 000 dollars pour financer l’achat d’un appartement, ou des primes spéciales pour ceux qui résident dans des villes au coût de la vie élevée comme Hangzhou ou Pékin. Des milliers de salariés ont profité de ces prêts, qui atteignent aujourd’hui plusieurs centaines de millions de dollars.
LE NOUVEAU NABAB DES MÉDIAS
Alibaba est aujourd’hui l’un des plus importants investisseurs chinois dans le cinéma, la télévision et la vidéo en ligne. […] Alibaba Pictures nourrit aussi de grandes ambitions. La société n’a produit encore aucun long-métrage, mais elle a participé au financement du troisième volet de « Mission Impossible. Rogue Nation ». Le patron d’Alibaba Pictures, Zhang Wei, un ancien élève de Harvard, a raconté au « Hollywood Reporter » les résistances auxquelles se heurte la société chinoise dans le milieu des grands studios américains : « La première chose qu’ils se demandent, c’est ce que vient faire une société chinoise d’e-commerce à Hollywood. L’un des problèmes des studios est qu’ils ne comprennent jamais très bien qui regarde leurs films. Qui sont les spectateurs ? D’où viennent-ils ? Quel âge ont-ils ? Quels sont leurs autres centres d’intérêt ? Nous, nous croyons à la production de programmes orientée par la demande. Intégrer internet de façon plus profonde dans l’industrie des loisirs est la meilleure façon de répondre aux questions des producteurs et des réalisateurs. » Zhang ajoutait qu’Alibaba pouvait puiser dans les données stockées par Alipay, utilisé par beaucoup de consommateurs pour acheter des tickets de cinéma, pour mieux comprendre les motivations des spectateurs. « La population de ceux qui vont au cinéma est beaucoup plus jeune en Chine, car c’est un nouveau style de vie : la génération précédente allait au karaoké. »
[…] Alibaba a réalisé une autre acquisition, qui n’est pas passée inaperçue : celle du « South China Morning Post » (SCMP), le premier quotidien en langue anglaise de Hongkong. Certains ont vu dans cette opération la volonté de Jack d’imiter Jeff Bezos, le PDG d’Amazon qui a racheté le « Washington Post ». D’autres y ont décelé quelque chose de plus profond. Le SCMP a couvert les manifestations [contre le gouvernement chinois en 2014, NDLR] de façon extensive. D’où les spéculations sur les motivations de Jack : il aurait racheté le journal pour le remettre dans le droit chemin et complaire au gouvernement, à moins que ce dernier ne l’ait obligé à le faire. Jack écarte les théories du complot : « J’ai toujours été l’objet de fantasmes de ce genre. Si je devais prêter attention à toutes ces spéculations, je ne ferais jamais rien. » Il s’est engagé à respecter l’indépendance du journal. Pour ce dernier, le soutien d’une entreprise florissante, originaire du continent, ne manque pas d’attraits. Même s’il est à l’équilibre, le modèle économique du titre est fragile. Il bénéficiera de l’expérience d’Alibaba sur internet (l’accès aux contenus en ligne va devenir gratuit). Pour Alibaba, l’opération est modeste en termes de capitaux investis : 200 millions de dollars. Mais elle n’est pas exempte de risques. Joe [Tsai, vice-président du groupe] a expliqué à l’équipe de SCMP que le journal pouvait aider le monde à comprendre la Chine. « La couverture de la Chine par la presse internationale doit être équilibrée et loyale. Ce n’est pas le cas. Les journalistes étrangers nous regardent avec des lentilles déformantes. Ils nous voient comme un pays communiste et tout le reste en découle. Beaucoup de journalistes étrangers n’apprécient pas le mode de gouvernance du pays. Et cela déforme leurs analyses. » Bien sûr, ces propos ont alimenté la critique quant aux motivations de Jack.