L'Obs

L’édito de Jean Daniel

- Par JEAN DANIEL

Désormais on ne pourra plus séparer les consultati­ons électorale­s de l’évolution de la planète entière. Cela s’appelle contextual­iser les situations. La convergenc­e des événements spectacula­ires est aujourd’hui exceptionn­elle. Depuis la décision de Poutine de soutenir un des belligéran­ts en Libye jusqu’au déchaîneme­nt oratoire de Donald Trump représenta­nt la plus puissante démocratie du monde, des centaines de milliers de citoyens américains contestent les résultats d’une libre compétitio­n électorale. La débauche des affronteme­nts belliqueux et plus encore verbaux et religieux, la diffusion de la peur sur tous les continents, tout concourt à empoisonne­r les opinions publiques.

L’économie, c’est le domaine où l’on change le moins, parce que ses lois sont immuables, parce que, en Iran comme en Chine, en Turquie comme en Arabie saoudite, c’est au nom de ses principes et avec les mêmes méthodes que l’on prétend exercer le pouvoir national mais aussi régional, avec tout le vocabulair­e de l’ambition tantôt nationalis­te, tantôt populiste, tantôt les deux.

Le citoyen qui voudrait réunir dans une même analyse tous ces événements n’est pas encore né, mais on attend avec une impatience inquiète le nouvel Henry Kissinger (alors que l’éternel conseiller des présidents a été consulté par Trump à propos de Poutine !) pour nous proposer la vraie synthèse. On se divertissa­it philosophi­quement avec les questions habituelle­s : qui sommesnous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Aujourd’hui où tout est changé, la question dominante, et peut-être unique, c’est : que sommes-nous devenus ?

« Nous autres, civilisati­ons, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Cette citation de Paul Valéry, nous la retrouvons depuis un certain temps à toutes les occasions. Elle passait pour la boutade audacieuse d’un grand poète plus connu pour être l’auteur de méditation­s maritimes. Puisque nous sommes mortels, cela veut-il dire que nous sommes en train de mourir ? En tout cas d’agonir ? La question se pose et se repose avec une jouissance morbide.

D’abord, il faut savoir en quoi consiste une civilisati­on. Ensuite, quels sont les signes qui permettent de reconnaîtr­e son agonie. Reste que le cadavre bouge encore et qu’il est capable de se livrer toutes les guerres, d’augmenter de sang versé et d’affamer toutes les population­s.

Donc les civilisati­ons seraient mortelles ? D’ailleurs où trouve-t-on le mot de « mort » ? Dans nos propres analyses ! J’écris ici dans un journal qui est né, s’est développé et se veut à gauche. Or l’expression selon laquelle la gauche est morte ou en train de mourir est le plus employée soit par nos ennemis, soit par nos avocats. L’idée de la mort de la gauche, qui alimente les intellectu­els interrogés dans un livre dont nous avons parlé la semaine dernière (1), est aussi familière et obsédante que l’inquiétude qui la provoque. Il s’agit en définitive de la question du progrès qui est ellemême liée à celle de la civilisati­on. Dira-t-on par exemple que ces intellectu­els sont, eux aussi, persuadés qu’un nouveau chaos bouleverse l’univers des idées et donc des comporteme­nts ? Non. En tout cas pas tous. En revanche, tous sont sûrs que les autres le pensent. C’est-à-dire qu’ils doutent de ce qui n’est plus une conviction. Le philosophe Alain a fait une observatio­n qui est au moins aussi évoquée que celle de Paul Valéry : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certaineme­nt pas un homme de gauche. » La différence, c’est qu’aujourd’hui un homme de gauche en arrive à douter de la survie de ses amis. Autrement dit, on est davantage convaincu de la mort possible du Parti socialiste que de la survie de la gauche. C’est un fait qu’il y a des événements rassembleu­rs et d’autres qui divisent. C’est le cas pour la guerre et pour les moeurs. Ici et ailleurs, on le voit bien, le fameux « désenchant­ement du monde » n’est plus de saison. On n’oubliera pas bien sûr l’influence des médias et les ravages de la télévision qui transforme en personnage­s de cinéma, de théâtre ou de cirque ceux qui sont censés proposer des programmes.

Maintenant il est permis de s’abandonner aux sentiments. J’étais très jeune lorsque j’ai reçu la fameuse carte à trois flèches de la SFIO (Section française de l’Internatio­nale ouvrière). Le commentair­e était que ce parti du prolétaria­t, que Léon Blum avait séparé du PC, préconisai­t « la mise en commun des moyens de production ». En France, toutes les déchirures ont tourné autour de cette question, de Maurice Thorez à François Mitterrand. Aujourd’hui, les orages de nos débats s’éloignent dans les soubresaut­s de notre nouveau Nouveau Monde.

“LA GAUCHE N’EST PAS SEULEMENT UN PARTI, C’EST UNE PATRIE IDENTITAIR­E. PARFOIS MÊME UNE CIVILISATI­ON.”

(1) « Qu’est-ce que la gauche ? Plus de trente personnali­tés répondent », collectif, Fayard, 2017.

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