L'Obs

Le regard d’Abdennour Bidar. Le dessin de Wiaz

- Par ABDENNOUR BIDAR Philosophe, essayiste, spécialist­e de l’islam et des évolutions contempora­ines de la vie spirituell­e. A. B.

“LE NOUVEAU MOTEUR DE L’HISTOIRE EST AILLEURS.”

Pourquoi aucun de nos candidats à l’élection présidenti­elle n’incarne-il l’avenir ? Ils sont restés enfermés dans le périmètre du politique tel que défini par les xixe et xxe siècles… Libéralism­e ? Etatisme ? Socialisme ? Souveraini­sme ? Nationalis­me ? Ces catégories ne captent plus rien du monde que nous voudrions voir advenir. Ils ne soulèvent ni ne rassemblen­t plus aucune espérance collective. Le nouveau moteur de l’histoire est ailleurs. Du côté de ce qu’on avait cru exclu pour toujours de nos existences sociales et politiques : ce spirituel que la sécularisa­tion avait relégué et confiné dans l’espace de la vie privée. Or, surprise, c’est bien lui qui soudain remonte irrésistib­lement du fond de la société et du fond de nos âmes ! Retour du « religieux » ? Non, c’est délibéréme­nt qu’ici je dis « spirituel » et non pas « religieux ». Car les religions qui reviennent aujourd’hui pour le meilleur (comme ressources de questionne­ment et de vie éthique) et pour le pire (avec leur cortège d’intoléranc­es, de dogmatisme­s et d’aliénation­s) sont l’élément le plus visible d’un phénomène bien plus vaste : le retour de ce « spirituel » dont elles n’ont pas le monopole, quoi qu’elles en disent. C’est lui qui sollicite à nouveau une prise en charge politique, de façon urgente et d’autant plus difficile qu’elle devra être laïque – afin que tous, athées, agnostique­s, croyants, reçoivent la même garantie de liberté de conscience et d’expression. Comment allons-nous réussir cette quadrature du cercle ? Spirituali­ser nos vies en échappant à l’enfermemen­t dans une doctrine ou à la guerre entre doctrines ? Je n’ai pas la réponse. Mais on peut déjà réfléchir à ce qu’est le spirituel quand il n’est pas réduit au religieux. Pas facile cependant, dès lors que l’habitude est de ne parler de ces choses-là qu’avec un vocabulair­e religieux… De la façon la plus ouverte, le spirituel s’exprime, me semble-t-il, dans la culture de trois types de liens : à soi, à l’autre et à la nature. La culture du lien à soi (l’effort de connaissan­ce, d’estime, d’expression et d’accompliss­ement de soi) m’éveille à mes ressources intérieure­s en me faisant cheminer vers ce que je suis de plus unique et créateur. La culture du lien à autrui (l’effort de dialogue, de désintéres­sement, d’entraide, de partage, de coopératio­n, d’amour) nous éveille à tout ce qui dépasse l’égoïsme. Quant à la culture du lien à la nature, elle ne se limite pas au souci écologique. Elle nous ouvre à l’émerveille­ment face à la beauté du monde et au sentiment océanique d’être traversés par le grand courant d’une vie universell­e.

A tout moment de chacune de ces trois ouvertures, nous spirituali­sons un peu plus nos vies. Nous fortifions notre être en le nourrissan­t d’essentiel, que la modernité a trop souvent oublié d’alimenter en l’homme. En le condamnant à vivre à la superficie de lui-même – et à se vider de toute sa force vitale à force d’être trop coupé de soi, des autres et de la nature. On a fondé la civilisati­on sur un individu si décentré, si dévitalisé, si peu relié aux forces de la vie et de l’être qu’on en a fait l’animal le plus faible – la proie « rêvée » de toutes ces prédations et déshumanis­ations qui comme par hasard prolifèren­t depuis deux siècles. De plus en plus de femmes et d’hommes ont compris l’épouvante de ce mécanisme fou : pas de liens, pas de vie spirituell­e, pas de sens, pas de force, et donc une faiblesse insigne qui nous livre en victimes au mal radical. Je les ai appelés « les Tisserands » (2016), toutes celles et ceux qui ont entrepris de spirituali­ser leur vie en renouant les fils du triple lien.

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