Littérature
Matthieu Galey, le chevalier du fiel
JOURNAL INTÉGRAL, 1953-1986, par MATTHIEU GALEY, préface de Jean-Luc Barré, Robert Laffont, coll. Bouquins, 986 p., 30 euros (en librairies le 9 février).
Ce fut, au coeur de Paris, comme une onde de choc. Un an après sa mort, le 23 février 1986, à 52 ans, de la maladie de Charcot, et avoir consigné, d’une main tremblante, une ultime vision – « Il neige, immaculée assomption » –, Matthieu Galey revint hanter et narguer le petit monde germanopratin auquel il appartenait depuis sa jeunesse et dont, pendant un quart de siècle, jour après jour, il avait décrit les moeurs dissolues, les petits arrangements et les grandes vanités. Augmenté d’un index vengeur, son volumineux « Journal » de mille pages sidéra alors par sa crudité, sa férocité, son impudicité tous ceux qui fréquentaient, le jour, cet homme si sociable, mais ignoraient que, la nuit, l’implacable diariste notait tout et ne passait rien.
Matthieu Galey était bien placé pour observer, avec son oeil d’aigle, la faune culturelle : critique littéraire et dramatique à « l’Express », aux « Nouvelles littéraires »
et au « Masque et la Plume », membre du comité de lecture des Editions Grasset et de la Comédie-Française, juré de plusieurs prix, ce confident privilégié des grands répudiés de droite (Chardonne, Jouhandeau, Morand) était un écrivain rentré. Auteur, à 24 ans, d’un unique recueil de nouvelles au titre prophétique, « les Vitamines du vinaigre », il se consacra pendant trente-trois ans à remplir ses carnets acétiques, qui furent son grand oeuvre. Galey, c’était Léautaud moins la misanthropie et plus les mondanités. Un goût prononcé pour la formule qui fait mouche, et mal. Une perfidie d’agent double piétinant le devoir de réserve. De l’amertume, mais joviale. Un peu de miel, beaucoup de fiel. En même temps la rage de n’avoir produit que des articles volatils et la colère d’assister au spectacle de romanciers persuadés d’être immortels. Les dernières années, où, frappé par la sclérose latérale amyotrophique, il assista, aphone et sans muscles, à sa propre « lente et horrible agonie », sans pour autant cesser d’ausculter un milieu littéraire souffreteux, avaient parfois des accents de requiem.
Lorsque le « Journal » parut en deux volumes (l’un en 1987, l’autre en 1989), Geneviève Galey s’offusqua sur le plateau d’« Apostrophes » qu’il eût été expurgé, par la maison Grasset, de passages où son frère malmenait quelques hauts personnages du monde des lettres et dénonçait, disaitelle, les « magouilles du Goncourt ». Dans l’édition exhaustive qui paraît aujourd’hui chez Robert Laffont, ces phrases coupées sont enfin rétablies, ainsi que les pages dans lesquelles Matthieu Galey couchait, au sens propre, le récit frénétique, entre Paris et New York, de ses dragues homosexuelles. Voici donc quelques extraits des nombreux paragraphes censurés il y a trente ans, désormais restaurés par JeanLuc Barré, qui conclut ainsi sa coruscante préface : « Aujourd’hui, c’est au “Journal” de Matthieu Galey que des célébrités jadis puissantes et révérées devront peut-être leur survie dans l’histoire littéraire, quand son auteur semble promis à une postérité que ni lui ni personne n’aurait imaginée. »
11 JUIN 1964 Déjeuner Robert de Saint-Jean. Il prétend que Mauriac leur a raconté, à Green et à lui, des histoires de garçons, où il avait un rôle qui n’est pas resté platonique. Incroyable, mais sans doute vrai.
31 AOÛT 1964 Jacques Chardonne, triste spectacle, et d’autant plus pénible que je l’admire et l’aime. On ne correspond plus avec lui que par petits papiers. Mais même ainsi, on ne parvient plus à le « relancer ». Poussivement, il repart deux minutes, puis se tait ou revient à ses sujets favoris, maintes fois ressassés […] Des éclairs encore, pourtant, mais rares. De Mauriac : « S’il ne voulait pas paraître si bon dans ses écrits, il ne serait pas si méchant quand il parle. » D’André Bay, veuf de sa femme qui vient de se tirer une balle dans la tête : « Pourquoi fait-il cette tête-là? Ce n’est rien, c’est une femme qui se noie… » De moi : « Vous êtes entré dans la littérature par une porte de service, la critique. Aussitôt, comme par effraction, vous avez été chargé de lourdes responsabilités. Vous avez joué votre tête chaque semaine. Vous n’avez pas eu le temps d’être jeune. Je ne vous ai connu frais que six mois, avant que vous rentriez à “Arts ”. Depuis, vous êtes un vieillard. »
21 NOVEMBRE 1966 Goncourt d’Edmonde Charles-Roux : surprise pour tout le monde, y compris nous (Grasset). En réalité, rancune d’Hervé Bazin contre Gallimard, parce que trois livres Gallimard, trois fois de suite, lui ayant fait rater le prix, il s’est juré de se venger en empêchant trois fois de suite un prix Gallimard. S’y ajoute une colère déplacée de Claude Gallimard devant ces messieurs, et l’intervention d’Hervé Mille auprès des trois jurés qu’il tient par « le Figaro » : Billy, Bauer et X. Et voici la littérature, comme elle se fait.
7 DÉCEMBRE 1966 Maurice Druon reçoit, après son élection. Peu de monde dans cet immense appartement, trop luxueux pour être de bon goût. L’appelle Maître. Me demande de le tutoyer parce que je lui ai dit que je le ferais quand il serait de l’Académie. L’étrange, c’est qu’il s’en soit souvenu. Y trouve François Nourissier qui bave sur les maladresses de Bernard Privat [NDLR : directeur de Grasset], m’explique comme il aurait pu passer pour une merveille en faisant le modeste. Ne peux m’empêcher de lui dire que j’admire son adresse. Ne peut s’empêcher d’avouer « qu’il est le plus malin de nous tous ». Espèce de complicité horrible, très parisienne. Pouah.
25 FÉVRIER 1967 Jean-Louis Curtis retour d’Olivet où il a passé quinze jours ou davantage. Un homme amaigri, affamé (de chair fraîche) comme ahuri. Une chouette à la lumière, regardant passer les garçons (au Flore), fasciné, hébété, hors de lui, au bord de la crise de nerfs après ces semaines de frustration. A le regarder, une gêne mêlée d’étonnement.
19 OCTOBRE 1967 Affaire du télégramme Jean-Louis Barrault. Cette limande est aussi un requin faux-jeton et un lâche. Henri Sauguet me racontait hier comme il lui avait chipé une idée, en déclarant ensuite, cyniquement : « Les idées sont à tout le monde. »
21 MARS 1968 La nouvelle maison des Nourissier, cossue, biscornue, sympathique, sans originalité excessive. A dîner, François-
Régis Bastide et sa femme. Sous l’amabilité et les plaisanteries, une aigreur voisine de la haine pour son hôte. On ne pardonne pas l’argent gagné sans peine. Il y a toujours le « et pourquoi pas moi ? » qui sommeille. Doublé du méprisant « si j’avais voulu ». Chez les Gallimard (Claude), déjeuner à quatre, avec Paul Morand. Sinistre et pénible. Le mondain mêlé à la littérature, un ennui à peine dissimulé, et les efforts charmants, mais dérisoires de Morand pour animer la conversation. Madame parle du Mercure comme d’une maison de campagne un peu chère à entretenir, une coûteuse folie que son mari veut bien lui passer. Joue les difficultés d’argent (les réparations, etc.), les personnes gênées, alors que l’or coule à pleins bords.
13 OCTOBRE 1970 « La Crève » de Nourissier. Ce brio sur un sujet sinistre me crispe. Je n’y crois plus, tant c’est aisé, enlevé, littéraire (et un rien toc). Il ne faut pas que la nausée soit trop belle. Robbe-Grillet rencontré deux fois dans la journée. Barbe assyrienne luisante, poil brillant et si content d’être Robbe-Grillet. Il me parle des Editions de Minuit, du « boom » que fut le Nouveau Roman : « Vous savez, quand ils ont eu tout d’un coup des auteurs célèbres, Simon, Butor, Robbe-Grillet… » En toute simplicité. D’après lui, Jérôme Lindon n’envoie pas les premiers romans de ses auteurs. Il craint que de trop bonnes critiques ne les gâtent. Et au deuxième livre, ils fichent le camp chez un concurrent… Et voilà que je prends un verre avec cet animal! Je lui offre même son quart Ricqlès. « Dites donc (toujours ce ton un peu complice, entre gens qui connaissent la musique), j’espère que vous allez me faire un bel éreintement bien long. – Pensez-vous ! Des dithyrambes effrénés ou le silence. Il n’y a que cela qui vous desserve. »
29 OCTOBRE 1970 Sorti, deux soirs de suite, avec Laurent Terzieff. Un cadavre ambulant. Il marche dans la rue, la tête pendant sur la poitrine, les bras ballants, hagard, hâve, hirsute, traînant d’invraisemblables paquets dont il ne veut pas se séparer. Un pain de campagne gonflant la poche de son imperméable informe, une boîte de bière dépassant de l’autre. Entre le clochard et le fantôme. En plus, on lui a coupé les cheveux au bol, massacrant la nuque : on dirait Marie-Antoinette partant pour l’échafaud. Impossible de le faire coucher après le spectacle. Il me traîne dans des cafés improbables et dans un beuglant de Barbès où chante une fausse Piaf – au reste très bonne, émouvante. Impression de jouer dans « les Bas-Fonds », avec Pitoëff. Tristesse de ne pouvoir rien faire pour le tirer de là. Ce lent suicide par la faim.
3 MARS 1971 La sombre histoire du Goncourt (élection surprise de Bernard Clavel, écrivain médiocre, et démission en bloc du clan Gallimard) a été manigancée par Yves Berger [NDLR : directeur littéraire de Grasset]. Il a fait spécialement le voyage à Nice pour endoctriner Dorgelès, avec la complicité de la candide Françoise Mallet-Joris. Celle-ci, en effet, avait été élue à l’unanimité, mais il était tacitement entendu que le « clan », ensuite, à la succession de Giono (Gallimard), placerait son candidat, Félicien Marceau (Gallimard). 4 Gallimard contre 6, non, cela pouvait se défendre. Mais il se trouve que les deux prochains partants (étant donné leur âge avancé) sont Dorgelès et Billy (non Gallimard). D’où les inquiétudes de Berger si à nouveau Gallimard regagnait l’égalité, voire la majorité comme naguère. La manoeuvre est géniale, mais il fallait y penser. Françoise, qui s’en moque évidemment comme de colin-tampon, a déclaré qu’elle ne pourrait pas siéger à côté d’un homme que son père, ministre de la Justice belge de l’époque, a fait condamner à mort par contumace… Bon argument pour retourner le vieux patriote Dorgelès, ravi lui aussi, de faire une niche à Gallimard. Il y a aussi, je pense, là-dessous, une édition des oeuvres complètes de Dorgelès qui doit se préparer quelque part. Donnant-donnant. Il paraît que Mme Gallimard (au Mercure) a trouvé un nouveau truc. Elle offre des contrats aux femmes des jurés. Ainsi à Mme Bazin, et je ne sais plus qui d’autre, avec dix mille francs d’avance. Et Berger de conclure, avec un naturel digne du vaudeville : « Dix mille francs! Une misère! A ce prix-là, il vaut encore mieux être honnête! »
23 JUIN 1972 Bernard Privat lui évoque les menteries d’Yves Berger, qui vit des romans au lieu d’en écrire. Il les a si bien rêvés qu’ils figurent même, avec leurs dates, dans le « Who’s Who », paraît-il. Il me rappelle l’histoire de Jean-Pierre Giraudoux à SaintPierre-et-Miquelon, à qui Berger avait promis de le recommander aux notabilités locales. En fait, Berger s’était contenté d’y faire une escale technique de deux heures sans quitter l’aéroport. Il n’y connaissait personne. Pas démonté, il écrit des lettres à l’évêque, au maire, etc., en leur rappelant le merveilleux accueil qu’ils lui ont fait, et en leur recommandant Jean-Pierre Giraudoux. En effet, quand celui-ci débarque, il y a plusieurs « officiels » qui l’attendent, et tout se passe pour le mieux sans qu’il se doute de la supercherie. Seule réflexion de Giraudoux à son retour : « Ce pauvre Yves, il se fait des illusions. Il n’a pas laissé un souvenir très marquant là-bas. »
24 DÉCEMBRE 1975 Fric. Rentrant de je ne sais où en taxi, Françoise Mallet-Joris le partage avec une dame d’édition. « Vous n’auriez pas un livre pour nous ? – Si, j’ai une biographie de Mme Guyon dont personne n’a voulu. » Enthousiasme de la dame. On lui achète son manuscrit cinq millions. Tout ça pour « l’espoir » d’avoir un appui au Goncourt un jour…
21 SEPTEMBRE 1977 Au comité Grasset, exposé de Dominique Fernandez disant clairement que le livre de René Girard est souvent puéril et puant de prétention dans les domaines qu’il connaît bien : la psychanalyse et Proust. Néanmoins, comme il a une chance d’être nommé au Collège de France et que certains des « nouveaux philosophes », sans l’avoir jamais lu, sans doute, le tiennent en grande estime, par ouï-dire, on va publier cette « somme » autosatisfaite de 800 pages, et on en vendra sans doute 8 000 exemplaires, achetés par des gens qui ne le liront pas plus que ceux qui écriront sur lui louanges et gloses. Marguerite Yourcenar a raison de soutenir qu’en France « on parle des idées comme des chapeaux ». La mode passée, plus de Girard. Mais s’il tombe au bon moment, qui se soucie de son livre? Un nom suffit. Vite, avant qu’on l’oublie.
10 JANVIER 1978 Même chose pour notre ex-secrétaire d’Etat, que j’écoute pérorer, dans son rôle d’homme politique légèrement détaché. Quoi de commun avec la bête en rut que j’ai aperçue un soir dans la pénombre d’une boîte, offrant à l’admiration de quelques jeunes gens son sexe érigé, qu’il tenait à la main comme un bâton de maréchal.
24 JUIN 1978 C’est sans scrupule que JeanPierre Giraudoux vient de bazarder les manuscrits de son père pour s’acheter le château des Polignac dans la Somme. Pur Louis XVI paraît-il. Du précieux contre du raffiné, du baroque contre du classique. A-t-il fait une bonne affaire?
OCTOBRE 1978 Peyrefitte, le ministre, est paraît-il un parfait salaud. Ayant loué une maison à un ambassadeur, ils conviennent d’une reprise. Après quoi P. lui demande de payer sa dette mensuellement. Le premier terme, il paie. Le second, rien. L’ambassadeur s’étonnant, P. répond qu’il a appris que la pratique de la reprise était illégale, il ne peut, en tant que ministre de la Justice, agir en dehors des lois. Il doit donc, à son grand regret, cesser de payer ce qu’il ne doit plus, légalement…
OCTOBRE 1980 Moeurs littéraires. Avec l’accent, Yves Berger s’écrie en plein comité : « Elle est ravissante, elle est passée chez Pivot et elle n’a fait que 4 500. On ne publiera pas son second roman! »
26 FÉVRIER 1981 Déjà repris par Mitterrand, Bastide est tout retourné des mots amis qu’il lui a dits sur son livre – dont il est un personnage. Oubliant Rocard, il se rêvait déjà ministre de la Culture. A ce moment, sur le trottoir, j’aperçois Mitterrand dans son manteau mastic. Il vient de sa garçonnière rue Jacob, en direction du kiosque, à côté du Flore. François-Régis bondit, tout excité : « Il va acheter son journal avant de baiser. » Le nirvana d’être dans le secret des dieux. Tel un gosse voyant passer son premier amour ou plutôt sa première admiration, il s’écrase contre la vitre, fasciné. « Si ce n’était pas toi, je te planterais là pour le suivre. » C’est beau, la passion !
14 SEPTEMBRE 1983 L’affaire du jour, c’est l’élection – hier – de Boulanger et d’Edmonde au Goncourt. Après les discussions sur la rentrée, on décide de procéder à un tour de table pour voir où l’on en est (il s’agit alors de ne pourvoir qu’au remplacement de Lanoux, mort au début de l’année). Nourissier vante les qualités d’Edmonde, vieille amie, etc. André Stil – toujours un peu stalinien dans sa dialectique – déclare qu’il vote également pour elle parce qu’il faut soutenir un gouvernement décrié, aller à contre-courant en élisant l’épouse du ministre de l’Intérieur. Jean Cayrol, lui, soutient Marie Susini, et Emmanuel Roblès aussi; ils sont auteurs du Seuil. Bazin, son voisin, donne de furieux coups de pied à Françoise : il veut passer son tour. C’est donc Fr. qui est également pour Susini, car il n’y a pas de candidat Gallimard officiel pour l’instant. Michel Tournier, lui, vote pour Edmonde. C’est la visite de Mitterrand chez lui en hélicoptère, il y a quinze jours, qui a sans doute achevé de le convaincre, malgré ses attaches gallimardes. Arrive alors le tour d’Armand Salacrou, le doyen de 84 ans, et c’est le coup de théâtre : il dit qu’il n’y aura pas de majorité possible – déjà 3 contre 3 – et qu’il a décidé de démissionner pour faciliter les choses : un coup de théâtre en vérité inutile. Edmonde aurait été élue de toute façon (grâce à Sabatier et Bazin). Mais cette bizarre habileté va permettre d’élire un Gallimard à son fauteuil (ce sera Daniel Boulanger) sans avoir à modifier le difficile équilibre actuel en choisissant un troisième homme, type Curtis. Un détail, savoureux. Dès lundi – le vote était mardi – Françoise avait été conviée à déjeuner à l’Elysée pour « fêter Edmonde ». Le pouvoir avait décidé de donner au couple Defferre cette petite compensation, puisque le cher Gaston va probablement disparaître de la scène avec le prochain gouvernement. Ah! la littérature !...
15 SEPTEMBRE 1983 Supplément au feuilleton Goncourt fourni par Henry Bonnier : Mitterrand, en échange du soutien accordé à la candidature d’Edmonde au Goncourt, aurait assuré Tournier de celui de la France pour le Nobel. Il serait d’ailleurs traduit en suédois depuis quelques années déjà, à ses frais…
20 NOVEMBRE 1983 Yves Berger dans un silence, au comité de lecture, parle des Mémoires de Marlene Dietrich et dit : « Malheureusement, il n’y a rien sur le sexe, qui a tellement compté pour elle. »