L'Obs

« Le capitalism­e entre dans sa phase finale » Entretien avec le philosophe Jean-Claude Michéa

Conservate­ur ou révolution­naire? Le philosophe Jean-Claude Michéa exerce une influence grandissan­te. Dans son nouvel essai, il dénonce la quête insensée du profit qui menace de détruire la nature et l’humanité

- Propos recueillis par FRANÇOIS ARMANET

En quoi le retour à la critique originelle socialiste, « cette critique radicale du mouvement de la société moderne, pour reprendre l’expression de Marx », écrivez-vous dans votre nouveau livre, est-il plus actuel que jamais?

Depuis son origine, la « gauche » – terme qui ne commence à se répandre que sous la Restaurati­on – s’est toujours définie comme ce parti du « mouvement » et du « progrès » dont les ennemis constituti­fs ne pouvaient être, par définition, que le « vieux monde », le « conservati­sme » et la « réaction » (de ce point de vue, Macron est l’homme de gauche par excellence). La force de la critique socialiste originelle – qui reprenait bien sûr à son compte l’essentiel de cette dénonciati­on des hiérarchie­s traditionn­elles et du pouvoir politique de l’Eglise –, c’est au contraire d’avoir tout de suite compris que la principale menace à laquelle l’humanité allait désormais se voir confrontée se situait bien moins dans les ultimes survivance­s de l’Ancien Régime ou le poids des « traditions

ancestrale­s » que dans l’avènement progressif d’un ordre entièremen­t inédit. Celui que symbolisai­t ce nouveau monde industriel libéral – lui-même fondé sur la pensée économique des Lumières (Adam Smith, David Hume et Turgot sont évidemment des penseurs de « gauche » !) – dont Marx observait dans « le Capital » que « sa base est révolution­naire tandis que celle de tous les modes de production antérieurs était conservatr­ice ». Nouveau monde économique et culturel dont les premiers effets déshumanis­ants étaient du reste déjà clairement perceptibl­es dans les grandes métropoles victorienn­es du xixe siècle, comme en témoigne par exemple cette descriptio­n d’Engels de 1845 : « Partout indifféren­ce barbare, dureté égoïste d’un côté et misère indicible de l’autre, partout la guerre sociale, la maison de chacun en état de siège, partout pillage réciproque sous couvert de la loi, et le tout avec un cynisme, une franchise tels qu’on est effrayé des conséquenc­es de notre état social et qu’on ne s’étonne plus de rien, sinon que tout ce monde fou ne soit pas encore disloqué. » Or c’est bien toujours ce nouveau « monde fou » et profondéme­nt inégalitai­re, basé sur la recherche obsessionn­elle du profit, la dissolutio­n continuell­e du lien social, la privatisat­ion des derniers biens communs et le pillage suicidaire des ressources naturelles (monde dans lequel 62 individus détiennent déjà une fortune équivalent­e à celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité!) qui ne cesse – aujourd’hui moins que jamais – de soumettre à sa dynamique destructri­ce non seulement la planète tout entière mais également les dernières sphères de la vie humaine, y compris les plus intimes, qui échappaien­t encore à son emprise. Inutile de préciser que cette critique prophétiqu­e, par les premiers socialiste­s, des nuisances dont le système capitalist­e naissant était déjà porteur me paraît donc infiniment plus actuelle – à l’heure de la Silicon Valley, du dérèglemen­t climatique et de la dictature des marchés financiers – que les appels pathétique­s de la gauche « progressis­te » à légaliser le cannabis, féminiser l’orthograph­e ou remplacer le vieux droit socialiste au travail pour tous par un « revenu universel » destiné à prendre acte de l’incompatib­ilité définitive entre néolibéral­isme et plein-emploi.

Dans votre livre, vous citez Rosa Luxemburg, qui, il y a plus d’un siècle, annonçait que « la phase finale du capitalism­e » coïncidera­it sans doute avec une longue et douloureus­e « période de catastroph­es ». Sommes-nous entrés dans l’« hiver du capitalism­e » ?

Pour Marx – un auteur que les cercles les plus éclairés du monde libéral sont en train de redécouvri­r avec étonnement –, le capitalism­e est travaillé depuis l’origine par une contradict­ion fondamenta­le. D’un côté, il

repose sur l’exploitati­on industriel­le du travail vivant, qui est la source ultime de toute valeur réellement ajoutée. Mais de l’autre, sous l’effet de la concurrenc­e mondiale, il est sans cesse tenu d’accroître sa productivi­té, c’est-à-dire, en dernière instance, de remplacer ce travail vivant par des machines, des logiciels et des robots. De là cette « baisse tendanciel­le du taux moyen de profit » – et le déclin corrélatif de l’investisse­ment industriel et de la croissance – qui devait progressiv­ement marquer, selon Marx, la phase finale du capitalism­e. Ce que l’auteur du « Capital » n’avait évidemment pas prévu, c’est que l’entrée du capitalism­e dans la société de consommati­on – autrement dit, son entrée dans l’ère « fordiste » – allait retarder pendant près d’un siècle la venue à maturité de cette contradict­ion fondamenta­le. Car si les gains continuels de productivi­té engendrés par l’innovation technologi­que (il fallait, par exemple, toujours moins d’heures pour fabriquer une voiture ou un poste de radio) se traduisaie­nt effectivem­ent par une diminution constante de la quantité de travail vivant nécessaire à la production de chaque marchandis­e particuliè­re, cette diminution était alors plus que largement compensée par la quantité industriel­le de marchandis­es qu’il était devenu nécessaire de produire pour répondre à la demande de masse – stimulée de surcroît par le crédit et la nouvelle propagande publicitai­re – qui caractéris­ait la première phase de la société de consommati­on.

C’est pourquoi le capitalism­e fordiste a longtemps pu combiner – qu’on songe aux Trente Glorieuses – « croissance » (c’est-à-dire accumulati­on indéfinie du capital), plein-emploi et améliorati­on relative des conditions de vie des travailleu­rs. Il devait néanmoins arriver un moment – c’est ce qui aura lieu à la fin des années 1960 – où cette révolution technologi­que incessante et la saturation progressiv­e de la demande en équipement­s de base, c’est-à-dire en biens se fondant encore sur des besoins humains à peu près raisonnabl­es, ne permettrai­ent plus de maintenir le rythme de croissance propre à l’ère fordiste et donc également de garantir le plein-emploi. C’est cette crise du capitalism­e fordiste – devenue évidente au cours des années 1970 – et l’échec concomitan­t des politiques de relance keynésienn­es qui lui étaient liées qui conduiront les classes dominantes à se lancer, à partir des années 1980, dans l’aventure « néolibéral­e ». Le dogme fondateur de cette idéologie étant qu’en démontant l’Etat-providence keynésien et en ouvrant en grand les vannes de l’argent de crédit – ce qui supposait une dérégulati­on presque totale de l’industrie financière – l’accumulati­on du capital pourrait repartir sur des bases nouvelles et virtuellem­ent illimitées. Nous connaisson­s aujourd’hui le résultat de cette politique littéralem­ent insensée (qu’elle ait été menée par des gouverneme­nts thatchérie­ns ou mitterrand­istes) : le volume des produits financiers qui circulent sur l’ensemble de la planète – c’est-à-dire de ces reconnaiss­ances de dette que Marx appelait « le capital fictif » – est d’ores et déjà aujourd’hui plus de vingt fois supérieur au PIB mondial. Autant dire que l’économie mondiale repose désormais sur une pyramide de dettes qui ne pourront plus être remboursée­s, quelles que soient les politiques d’austérité mises en oeuvre. Et comme par ailleurs les nouvelles industries de pointe – du fait de leur haute teneur en technologi­e – ne créent plus qu’un nombre proportion­nellement limité d’emplois (là où Sony emploie encore des centaines de milliers de travailleu­rs, Apple, par exemple, n’en utilise plus que 32 000), tous les ingrédient­s sont donc à présent réunis pour une crise économique et sociale d’une ampleur sans précédent (d’autant que les Etats libéraux – paralysés, depuis 2008, par un endettemen­t structurel – ne pourront pas sauver une seconde fois le système financier mondial). Crise dont nul ne peut bien sûr prévoir les multiples effets en chaîne, pas plus que le moment – années ou décennies ? – où la bulle spéculativ­e mondiale finira par éclater. Sauf, bien sûr, si une guerre mondiale (la Russie de Poutine serait un prétexte idéal) se chargeait de remettre les pendules économique­s à l’heure. Il est donc grand temps de prendre enfin conscience que l’alternativ­e posée par Rosa Luxemburg – socialisme ou barbarie – est aujourd’hui plus actuelle que jamais.

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalism­e », écrit le philosophe américain Fredric Jameson. Vous êtes convaincu que la quête effrénée du capitalism­e conduit à la destructio­n de l’homme et de la nature. Etes-vous un écologiste résigné?

Chaque capitalist­e – écrivait Marx – est contraint « d’étendre sans cesse son capital pour le conserver et il ne peut l’étendre qu’au moyen d’une accumulati­on progressiv­e ». C’est pourquoi – ajoutait-il – le système capitalist­e ne saurait connaître « aucune limite morale ou naturelle ». Si on veut bien admettre que les ressources de notre planète ne sont pas inépuisabl­es – je sais que c’est beaucoup demander à nos économiste­s –, il est par conséquent évident qu’on ne pourra pas indéfinime­nt sauver à la fois le capitalism­e et la nature. Cette dernière définit donc aujourd’hui, selon la formule de James O’Connor, la « seconde contradict­ion du capitalism­e ». N’en déplaise à Cécile Duflot, Emmanuelle Cosse et tous les partisans d’un « capitalism­e vert ».

Les théories de la « décence commune » (common decency) de George Orwell et du don de Marcel Mauss sont au coeur de tous vos livres. Mais vous vous référez aussi bien à Marx et Camus, Muray ou Debord. Etes-vous anarchiste, socialiste, conservate­ur, ou les trois à la fois?

Précisons d’abord que je ne me suis jamais défini une seule fois comme « conservate­ur » ni même comme anarchiste ou socialiste « conservate­ur » ! C’est là une invention des médias, et notamment de ces journalist­es du « Monde » et de « Libération » qui ne sont jamais à une falsificat­ion près. J’ai simplement écrit – à la suite, effectivem­ent, d’Orwell, de Mauss, de Camus ou de Guy Debord – que la critique socialiste comportait nécessaire­ment un « moment conservate­ur ». On

ne saurait en effet s’opposer à l’atomisatio­n libérale du monde (« la désagrégat­ion de l’humanité – écrivait Engels – en monades dont chacune a un principe de vie particulie­r ») sans prendre constammen­t appui sur ces structures d’entraide populaires que Marcel Mauss considérai­t comme l’un des fondements majeurs du lien social. Ni, cela va de soi, sans travailler à maintenir les conditions écologique­s d’un monde humainemen­t habitable. Ni, enfin, et contre tous les mythes de la « table rase », sans chercher à se réappropri­er tout ce que les civilisati­ons du passé avaient su produire de meilleur, que ce soit sur le plan moral, philosophi­que, spirituel ou artistique. Si c’est cela être « conservate­ur », alors le mot ne me dérange pas. N’est-ce pas d’ailleurs Proudhon qui disait « le vrai conservate­ur, c’est moi; je conserve la société réelle » ?

Vous écrivez : « Le projet socialiste n’a de sens – une fois le marché capitalist­e devenu réellement planétaire – que si tous les peuples du monde finissent par prendre conscience de leurs intérêts communs, donc unir leurs efforts face au capital, leur ennemi commun. » Ce combat, pour vous, nécessite la mise sur pied d’une associatio­n internatio­nale des travailleu­rs. N’est-ce pas complèteme­nt utopique?

Etant donné le champ de ruines que les gauches occidental­es ont laissé partout derrière elles, ce mot d’ordre est effectivem­ent aujourd’hui presque « complèteme­nt utopique ». Mais je sais aussi – l’histoire en témoigne abondammen­t – que « lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus » les choses ont généraleme­nt tendance à s’emballer très vite, et l’exemple des luttes émancipatr­ices à devenir contagieux. Un nouveau printemps des peuples représente, de toute façon, l’unique chance qui reste encore à l’humanité de se diriger aussi pacifiquem­ent que possible vers une sortie progressiv­e du capitalism­e et vers ce que George Orwell appelait une société « libre, égalitaire et décente ». La « période de catastroph­es » qui s’annonce pourrait donc tout à fait favoriser cette évolution. Tout comme elle peut aussi, bien entendu, nous précipiter dans un monde terrifiant qui nouerait de façon inédite « Brazil » et « Mad Max ». Une seule chose est sûre : les jours tranquille­s sont désormais derrière nous.

Face au capitalism­e, vous parlez d’un peuple qui conservera­it ses valeurs morales. N’idéalisezv­ous pas un prolétaria­t évanoui, ou, en France par exemple, en partie passé au Front national (où Marine le Pen serait séduite par vos idées) ?

Si par « prolétaria­t » on entend les seuls ouvriers productifs de la grande industrie, alors il est effectivem­ent en recul constant sous l’effet de cette éviction continuell­e du travail vivant qu’induit l’innovation technologi­que (il représente néanmoins encore près d’un quart de la population active française). Si, en revanche, on entend désigner sous ce nom tous ceux dont la vie se trouve organisée d’en haut par les minorités qui contrôlent la richesse et l’informatio­n planétaire­s, alors le prolétaria­t ne cesse au contraire de se développer dans toutes les régions du globe (il inclut même désormais une grande partie des « classes moyennes »). Quant au reproche qui m’est souvent fait d’« idéaliser » ceux d’en bas, je me contentera­i de renvoyer ici à la célèbre analyse de Machiavel. « Si l’on veut savoir, écrivait ce dernier, d’où naît le préjugé défavorabl­e au peuple, généraleme­nt répandu, c’est que tout le monde a la liberté d’en dire ouvertemen­t le plus grand mal, même au moment où il domine ; au lieu que ce n’est qu’avec la plus grande circonspec­tion, et en tremblant, qu’on parle mal d’un prince. » Et, de fait, il est rare que les médias reprochent à un intellectu­el d’idéaliser les princes qui nous gouvernent!

Vous faites l’éloge de Juan Carlos Monedero, « l’un des théoricien­s les plus lucides de Podemos », pour réapprendr­e, selon sa belle formule, à « tracer de nos mains un éclair qui montre qui sont ceux d’en bas et qui sont ceux d’en haut ». Podemos, qui se déchire aujourd’hui, est-il pour vous le seul mouvement radical européen à avoir dépassé le clivage traditionn­el gauche-droite?

Deux dangers guettent aujourd’hui Podemos. En premier lieu, comme le notait Pablo Iglesias, l’apparition de Ciudadanos qui risque de replacer ce mouvement populaire « dans une logique que nous avons depuis le début considérée comme perdante : celle de l’axe gauchedroi­te traditionn­el ». Et en second lieu, les efforts parallèles d’une partie de la gauche « radicale » espagnole pour contraindr­e Podemos à réintégrer ce schéma suicidaire et donc à renoncer à tout ce qui fondait son originalit­é politique et son pouvoir rassembleu­r. Si cette double opération réussissai­t – les médias officiels s’y emploient activement –, la première victime en serait évidemment le peuple espagnol lui-même. Et, avec lui, l’ensemble des classes populaires européenne­s.

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