L'Obs

Arts Thomas Kaplan, le milliardai­re qui aimait les Rembrandt

Depuis des années, l’Américain THOMAS KAPLAN traque à travers le monde les tableaux du peintre hollandais et de ses disciples. Deux EXPOSITION­S au Louvre présentent les CHEFS-D’OEUVRE de son incroyable collection. Rencontre

- Par BERNARD GÉNIÈS

Il sait que cette citation de Churchill n’est peut-être pas authentiqu­e, mais elle lui convient : « Nous gagnons notre vie avec ce que nous recevons mais nous lui donnons un sens avec ce que nous donnons. » A 54 ans, Thomas Kaplan a beaucoup reçu. Selon le magazine américain « Forbes », sa fortune est estimée à plus d’un milliard de dollars. Une prospérité qu’il doit à ses activités dans les ressources naturelles (platine, gaz), aujourd’hui abandonnée­s pour le business de l’or. Bien que ce marché soit actuelleme­nt secoué par de sérieuses turbulence­s, Thomas Kaplan se montre confiant. Diplômé d’histoire d’Oxford, il affirme ne pas être un trader : « J’ai des conviction­s et de la patience. Ma formation universita­ire m’a appris à prendre en compte le long terme. » Il veut y croire : quand tout va mal, tout va bien pour le précieux métal jaune, valeur refuge par excellence.

Thomas Kaplan a aussi beaucoup donné. Il a créé et financé The Orianne Society, une organisati­on caritative luttant pour la préservati­on du serpent indigo, une espèce menacée dans le sud-est des Etats-Unis. Amoureux des félins, il a également lancé Panthera, une organisati­on à but non lucratif qui s’est engagée dans la préservati­on des espèces félines en danger. On lui doit aussi la restaurati­on de deux avions Spitfire britanniqu­es, dont l’un a été offert à l’Imperial War Museum à Londres, « en signe de gratitude pour tous ceux qui ont participé à l’une des plus grandes batailles de l’histoire moderne ». Il soutient aussi le 92nd Street Y, centre culturel de la communauté juive new-yorkaise et, à l’université Harvard, il apporte son concours à un programme réunissant des spécialist­es de la lutte contre le terrorisme.

Et puis il y a la Leiden Collection. Un ensemble de plus de deux cents oeuvres du xviie siècle hollandais que le milliardai­re et philanthro­pe a réunies en seulement quelques années. Des noms ? Rembrandt, Vermeer, Gerrit Dou, Jan Lievens, Frans van Mieris, Jan Steen… Une collection prestigieu­se dont le propriétai­re se sépare volontiers. Dans son domicile new-yorkais, il vit entouré de reproducti­ons photograph­iques de ces tableaux, les originaux étant prêtés à des musées pour des exposition­s temporaire­s, d’autres leur étant confiés pour des dépôts à plus ou moins long terme. A partir du 22 février, le Louvre va exposer une trentaine de peintures et dessins de cette collection dans une exposition intitulée « Chefs-d’oeuvre de la collection Leiden ». Parmi eux : onze tableaux de Rembrandt, soit la plus importante collection au monde en mains privées de l’artiste hollandais. Dans le même temps on pourra découvrir, toujours au Louvre, plusieurs oeuvres majeures de cette collection (dont un Vermeer) dans une seconde exposition, « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre ».

“CHOC VISUEL” À 6 ANS

Ce jour-là, dans une brasserie du quartier des Invalides, située non loin de son appartemen­t parisien, Thomas Kaplan nous a raconté sa passion. Vêtu d’un élégant costume trois pièces bleu, il est attablé devant un café et une coupe de fraises des bois coiffées d’un généreux nuage de crème Chantilly. S’il préfère s’exprimer en anglais, ce francophil­e est un amoureux de Paris et de la France. « Au cours des années 1990, mes affaires m’obligeaien­t à me rendre fréquemmen­t en Afrique et en Asie. Paris était une étape idéale et j’y ai acheté un petit appartemen­t. Deux de mes trois enfants sont d’ailleurs nés à Paris, une ville que j’avais déjà eu l’occasion de découvrir lorsque j’étudiais en Suisse. » Qui nous parle ?

« CHEFS-D’OEUVRE DE LA COLLECTION LEIDEN. LE SIÈCLE DE REMBRANDT » et « VERMEER ET LES MAÎTRES DE LA PEINTURE DE GENRE », Musée du Louvre, du 22 février au 22 mai.

Est-ce celui que la presse financière américaine a surnommé « l’Evangélist­e de l’or » ? La réponse tombe sans attendre : « Je peux vous parler du marché de l’or pendant des heures si vous le voulez. Mais ce ne serait qu’une conversati­on sur le business, sans âme, sans émotion. Quand je parle de Rembrandt, ce n’est pas la même chose. » Thomas Kaplan raconte qu’il a découvert l’oeuvre du peintre hollandais à l’âge de 6 ans. « Tous les week-ends, ma mère me conduisait au Metropolit­an Museum. J’avais des yeux d’enfant mais je n’ai jamais oublié l’incroyable sensation que j’ai éprouvée devant ses tableaux. C’était un choc visuel et en même temps je pressentai­s autre chose. Deux ans plus tard, pour mon premier voyage en Europe, j’ai voulu aller à Amsterdam, parce que c’était la ville natale de Rembrandt. »

Naissance d’une passion? Celle-ci pourtant ne se concrétise­ra qu’en 2003 lorsque l’enfant, devenu un homme d’affaires prospère, rencontre Norman Rosenthal, alors patron de la prestigieu­se Royal Academy à Londres. « C’était par une belle journée ensoleillé­e à Dubrovnik. Je lui ai parlé de mon intérêt pour Rembrandt et les peintres de l’âge d’or hollandais. Il m’a demandé si je les collection­nais. J’ai répondu non, je pensais que tous les chefs-d’oeuvre se trouvaient dans des musées. Il m’a rétorqué que l’on pouvait trouver encore des tableaux importants sur le marché de l’art. Alors j’ai sauté le pas ! » Ce choix peut pourtant sembler très singulier. Les milliardai­res du xxie siècle, qu’ils soient américains, européens ou asiatiques, se sont jetés ces dernières années comme des mouches sur le marché de l’art contempora­in, se disputant à coups de dizaines de millions de dollars les oeuvres de Jeff Koons, Damien Hirst ou Gerhard Richter. Les cotes ont explosé, les artistes sont devenus des marques. « Quand je me suis lancé dans cette aventure, poursuit Thomas Kaplan, un Rembrandt valait quatre fois moins cher qu’un Warhol. » Pour Olivier Lefeuvre, spécialist­e du départemen­t tableaux anciens chez Christie’s à Paris, le pari en vaut la peine, à condition de connaître ses enjeux : « Le marché de l’art ancien des pays du Nord et des Pays-Bas s’est beaucoup rétréci en termes de valeur depuis les années 1970. Aujourd’hui, on trouve des oeuvres très intéressan­tes à des prix qui n’ont rien à voir avec ceux de l’art contempora­in. Mais les chefs-d’oeuvre continuent à faire flamber les enchères. En juillet dernier un tableau de Rubens, “Loth et ses filles”, s’est vendu en un quart d’heure chez Christie’s à Londres pour 52 millions d’euros, soit le double de son estimation. »

“UN GESTE ENVERS LA FRANCE”

Autre record, celui atteint justement par Rembrandt. L’an dernier, les portraits de Maerten Soolmans et de son épouse Oopjen Coppit ont été vendus, par l’intermédia­ire de Christie’s dans le cadre d’une vente privée, 160 millions d’euros au Musée du Louvre et au Rijksmuseu­m d’Amsterdam (les toiles seront toujours exposées ensemble, selon un calendrier de garde

alternée). Kaplan n’a-t-il pas songé à acheter ces tableaux issus de la collection Eric de Rothschild? Ou bien a-t-il été découragé par leur prix ? « J’ai un principe, affirme le collection­neur américain. Quand je sais qu’un musée souhaite acquérir un tableau, je n’interviens jamais. » Il lui est arrivé cependant de le faire. En 2009, un tableau de Ferdinand Bol, « Eliézer et Rébecca au puits », est mis aux enchères à Versailles. Cette oeuvre d’un contempora­in de Rembrandt (on a d’ailleurs longtemps pensé que ce tableau était de sa main) est estimée à partir de 400 000 euros. Blaise Ducos, conservate­ur au départemen­t des peintures du Musée du Louvre et commissair­e de l’exposition de la collection Leiden (1), assiste à la vente : « Cette toile nous intéressai­t car le musée possède peu d’oeuvres de rembranesq­ues bibliques. Mais très vite, les enchères se sont emballées et j’ai su que nous ne pourrions pas suivre. »

Un marchand hollandais, agissant pour le compte de Thomas Kaplan, emporte le lot pour la somme de 1,3 million d’euros. Quelques mois plus tard, ce dernier entre en contact avec le Musée du Louvre et propose de leur consentir un dépôt à long terme du tableau. « Quelquefoi­s, quand on propose ce genre de dispositio­n, les conservate­urs commencent par exposer l’oeuvre et puis ils finissent par la reléguer dans les réserves. Mais le Louvre a joué le jeu, le Ferdinand Bol a toujours été exposé. Alors j’ai décidé de leur en faire don. » Un joli cadeau que Thomas Kaplan justifie en invoquant « un geste envers la France », ce merveilleu­x pays où il aimerait vivre lorsqu’il se retirera des affaires.

Mais en attendant, le chasseur de Rembrandt et des peintres de l’âge d’or hollandais ne baisse pas la garde. Sa quête exige autant d’argent que de patience. Blaise Ducos confirme : « Il y a un siècle, on estimait que l’oeuvre peint de Rembrandt comptait huit cents oeuvres. Aujourd’hui, après les travaux menés par le Rembrandt Research Project [un projet regroupant des experts de l’art hollandais qui ont passé au crible les oeuvres du maître, NDLR], on considère qu’il en existe en réalité environ trois cents. » La majorité se trouve dans les grands musées du monde, à New York, Paris, Saint-Pétersbour­g, Amsterdam. Seuls une quarantain­e sont actuelleme­nt en mains privées. C’est dire la rareté des chefs-d’oeuvre. Mais Kaplan n’en poursuit pas moins ses recherches. Ce fou de Rembrandt connaît toutes les toiles de l’artiste exposées aux quatre coins de la planète et n’hésite pas à sauter dans un avion pour découvrir une exposition temporaire consacrée à son idole. Avec les années, il a pris du galon, devenant son propre expert. Ses yeux noisette scannent toutes les toiles du maître. Parfois, il achète auprès de collection­neurs privés. Ce fut le cas pour le magnifique « Autoportra­it » de 1634 du jeune Rembrandt acheté à Steve Wynn, autre milliardai­re américain ayant fait fortune dans l’immobilier et notamment les casinos de Las Vegas. Lui ne souhaitait s’en défaire qu’à la condition que le futur acquéreur lui achète aussi un tableau de Vermeer, « Jeune Femme assise au virginal », une toile plus qu’emblématiq­ue : elle a été peinte sur le même lé de toile que « la Dentellièr­e ». « Il était difficile de faire la fine bouche, déclare Kaplan, j’ai pris les deux. »

“JE VEUX SAUVER LA BEAUTÉ”

Dans cette chasse aux Rembrandt, le collection­neur américain n’hésite pas à prendre des risques. Il découvre ainsi chez un marchand européen un portrait de rabbin attribué à Samuel

van Hoogstrate­n, artiste ayant fréquenté l’atelier de Rembrandt. « Dès que j’ai vu ce tableau, j’ai tout de suite vu que c’était un Rembrandt, la touche de son pinceau était parfaiteme­nt identifiab­le, à commencer par cette façon de peindre les poils de la barbe du personnage. Le marchand me l’a pourtant vendu comme un van Hoogstrate­n. J’ai soumis le tableau à des experts et, quelques années plus tard, ce tableau a été attribué à Rembrandt. » L’année dernière, nouvelle émotion : une maison de ventes du New Jersey publie dans un de ses catalogues la reproducti­on d’un petit tableau trouvé par des héritiers dans une cave. Celui-ci est présenté comme « Ecole européenne, xixe siècle ». Son estimation ? Entre 500 et 800 dollars. Mais lors des enchères, plusieurs marchands se disputent âprement ce lot en apparence anodin. Ce sont des Français (la galerie Talabardon et Gautier) qui finissent par avoir le dernier mot, enchérissa­nt jusqu’à près d’un million de dollars. Le monde de l’art est très petit. Comme beaucoup de leurs confrères, les marchands parisiens connaissen­t les goûts de Kaplan et vont lui soumettre le tableau qui, après nettoyage et expertise, se révélera être un Rembrandt. Bien entendu, Kaplan l’a acheté. Intitulé « Allégorie de l’odorat », il a rejoint dans la collection Leiden deux autres oeuvres (« Allégorie de l’ouïe » et « Allégorie du toucher ») qui appartienn­ent à la « Série des sens » que le peintre hollandais peignit dans sa jeunesse. Il est évident que Thomas Kaplan connaît parfaiteme­nt les règles du collection­neur averti. En limitant ses acquisitio­ns à quelques noms et à une période précise, il constitue un trésor sans égal. Exposés dans les plus grands musées de la planète (après le Louvre, la collection prendra le chemin de Pékin, puis de Shanghai et du Louvre Abu Dhabi), ces tableaux n’en deviennent que plus emblématiq­ues. Et donc voient leur valeur marchande croître d’autant. Thomas Kaplan assure ne guère s’en soucier. « Rembrandt est célèbre depuis près de cinq siècles. Et cette célébrité n’est pas près de disparaîtr­e. On ne pourrait pas en dire autant des oeuvres d’art que l’on montre à la foire de Bâle ou ailleurs. Dans moins d’une génération, combien de ces artistes contempora­ins que l’on s’arrache aujourd’hui seront encore connus ? Il en restera 5%, c’est tout. Je ne dis pas que ces artistes sont inintéress­ants. Par exemple j’aime bien les vidéos de Bill Viola. Mais la plupart des créations actuelles ne me parlent pas, ne me touchent pas. Si je décide de montrer les tableaux de ma collection, c’est parce que je veux qu’ils soient regardés par le plus large public possible. Je souhaite que les gens fassent la même expérience que moi, lorsque j’étais un enfant qui découvrait, émerveillé, les tableaux de Rembrandt. » Il ajoute que ses passions pour l’art et la préservati­on des espèces ont un point commun : « Je veux sauver la beauté. » Thomas Kaplan est un évangélist­e de la beauté.

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Vermeer (1632-1675) « Jeune Femme assise au virginal », vers 1671.
 ??  ?? Jan Lievens (1606-1674) « Garçon à la cape et au turban », vers 1631.
Jan Lievens (1606-1674) « Garçon à la cape et au turban », vers 1631.
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Rembrandt (1606-1669) « Autoportra­it au regard plongé dans l’ombre », 1634.
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 ??  ?? Ferdinand Bol (1616-1680) « Eliézer et Rébecca au puits », 1645.
Ferdinand Bol (1616-1680) « Eliézer et Rébecca au puits », 1645.

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