L'Obs

La chronique de Raphaël Glucksmann

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN

Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».

Il était digne, propre sur lui, bien élevé, bien habillé, bien coiffé. Son passage dans l’émission « peopolitiq­ue » de Karine Le Marchand, en mode réhabilita­tion du Barbour versaillai­s et recette de pâtes à la saucisse, avait suscité un orgasme collectif dans nos chaumières droitières. Sa voix posée, sa famille parfaite, son drone, son sourire timide, sa chemise nickel, sa chasse aux « assistés » et son conservati­sme revendiqué : tout en lui faisait rêver la France bourgeoise.

Il n’était ni vulgaire comme Nicolas ni empêché comme Alain. Les tristes temps du bonapartis­me erratique et de l’orléanisme soporifiqu­e étaient révolus, la primaire avait vu triompher un légitimism­e assumé et assuré. Toute une classe sociocultu­relle, rebutée tant par le bling-bling sulfureux du parvenu de Carla que par le néocentris­me bobo-compatible du géronte girondin, tenait enfin son héros.

Elle allait pouvoir voter pour un homme qui lui ressemble, un homme bien de « chez nous », un homme vivant comme si Mai-68 et Juin-1936 n’avaient jamais eu lieu, se moquant de la couv des « Inrocks » comme d’une guigne, refusant ostensible­ment de se marrer aux blagues de France-Inter, osant rabrouer Charline Vanhoenack­er en direct sur France 2, recadrant les journalist­es sans hausser la voix, comme il convient à un bon père de famille ou un chef d’Etat, bref, un homme de qualité, un gentilhomm­e, disait-on jadis. Et patatras.

L’admirateur de Tante Yvonne aimait donc l’argent. Il ne l’aimait certes pas comme on le fait dans le Sentier, à Deauville ou chez les Balkany (il n’aurait probableme­nt pas fêté sa victoire au Fouquet’s). Il l’aimait discrèteme­nt, lui, comme il se doit, comme avant, sans l’afficher, ni le proclamer. Avec pudeur. Secrètemen­t. Mais il l’aimait quand même. Trop. Et les « journalope­s » – ces « socialopes » masquées ! – ont sauté sur l’occasion. Ils l’ont livré aux loups (l’opinion), lui, sa femme et ses enfants. Et aujourd’hui la fierté retrouvée des conservate­urs français laisse place à l’amertume. Voire parfois à la rage.

Les fans de François Fillon crient donc au complot du « système médiatico-politique ». Le ridicule de leur plainte est à la mesure de leur déception, ne remuons donc pas le couteau dans leur plaie. Ses défenseurs avisés, en revanche, nous disent quelque chose de sérieux. Ils soulignent que des dizaines de parlementa­ires font la même chose, puis prennent un ton grave pour nous mettre en garde contre les « pulsions de lynchage » et dénoncer ce fameux « populisme » qui ébranle nos démocratie­s. En nous « acharnant » sur le candidat LR, nous ferions du tort à la République.

Ils ont, en partie, raison : le nombre d’élus, de gauche comme de droite, employant des proches parents est sidérant et la justice seule peut déterminer la culpabilit­é ou non du couple sarthois. Mais ils ont, fondamenta­lement, tort : ce n’est pas la dénonciati­on de ces pratiques népotiques qui menace la démocratie et nourrit l’antiparlem­entarisme, ce sont ces pratiques elles-mêmes. Ce n’est pas le « nouveau culte de la transparen­ce » qui est dangereux, c’est la persistanc­e de l’antique opacité dans des institutio­ns évoluant trop lentement et restant encore infiniment trop fermées pour une société ouverte et connectée. Ce n’est pas le « lynchage médiatique » de Fillon qui pose problème, c’est le million d’euros encaissé par le couple sur le dos d’un Etat dit « en faillite ».

En Suède, il s’agirait là d’évidences. Pas en France. A Stockholm, un citoyen peut entrer dans un ministère et obtenir, sur simple présentati­on de sa carte d’identité, la liste des frais de bouche du ministre. A Paris, la même requête vous enverrait directemen­t à Sainte-Anne. Chez nous, des intellectu­els, des politiques et des éditoriali­stes s’insurgent contre cette « obscénité démocratiq­ue » qui voit « un juge s’indigner de ne pouvoir rentrer à l’Elysée comme dans un moulin » (Régis Debray) et qualifient de « populiste » la colère suscitée par les détourneme­nts privés de fonds publics auxquels s’adonnent certains de nos représenta­nts.

Il est temps donc d’en finir avec ce mot fourre-tout de « populiste », que l’on emploie tout autant pour qualifier Donald Trump que Michael Moore, Breitbart que Mediapart, le Front national que Podemos. Nos démocratie­s ne sont pas menacées par le « populisme » en général, mais par le tsunami d’extrême droite qui s’abat sur elles de Varsovie à Washington. Pour résister à cette déferlante nationalis­te antiparlem­entaire, elles doivent se réformer. Et pour les y contraindr­e, une critique – que certains jugeront « populiste » – de leurs élites est vitale. Pour éviter que la République ne s’ankylose et ne s’effondre, Rome n’avait-elle pas inventé les tribuns de la plèbe ?

Coincée entre des institutio­ns verticales cultivant le secret et l’exigence de transparen­ce et de contrôle des élus par les électeurs, la France est à la croisée des chemins. La chute du très regretté saint François de la Sarthe doit nous pousser à poursuivre la « démonarchi­sation » de notre Etat et le nettoyage des écuries d’Augias. Avant que le nécessaire étalage public de leur crasse débordante n’ouvre grandes les portes du pouvoir à Marine Le Pen.

“CE N’EST PAS LA DÉNONCIATI­ON DE PRATIQUES NÉPOTIQUES QUI MENACE LA DÉMOCRATIE, CE SONT CES PRATIQUES ELLES-MÊMES.”

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