L'Obs

Le point de vue de Nicolas Colin

- Par NICOLAS COLIN

Associé fondateur de la société d’investisse­ment TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.

Le monde politique est longtemps resté stable et bien ordonné. D’un côté, il y avait la droite : la défense des chefs d’entreprise face aux syndicats, la défiance vis-à-vis d’un Etat hypertroph­ié, un conservati­sme de principe sur les questions de société. De l’autre côté, on trouvait la gauche : la redistribu­tion vers les classes moyennes, la priorité au service public, l’accueil des population­s immigrées plutôt que leur rejet.

Pendant des décennies, les dirigeants politiques se sont positionné­s suivant cet axe, se déplaçant de quelques crans d’un côté ou de l’autre lorsqu’ils souhaitaie­nt conquérir un nouveau segment de l’électorat ou se démarquer par rapport à leurs rivaux. François Mitterrand s’est déplacé vers la droite en 1988 lorsqu’il a adopté le prudent credo du « ni-ni » (« ni nationalis­ation ni privatisat­ion »). A l’inverse, Jacques Chirac s’est déplacé vers la gauche lorsque, pour damer le pion à Edouard Balladur, il a mis la « fracture sociale » au coeur de sa campagne présidenti­elle de 1995.

Le problème, aujourd’hui, est que l’axe droite-gauche ne suffit plus à tout expliquer. Les journalist­es et commentate­urs, formés à la vieille école, continuent de raisonner en une seule dimension, mais le paysage n’est plus aussi stable et ordonné qu’avant. Alors que le numérique dévore le monde, les candidats ne se déplacent plus seulement entre la droite et la gauche : ils se positionne­nt aussi en fonction de leur rapport à la transition numérique. Certains l’ignorent ou veulent l’empêcher : ce sont les « corporatis­tes », partisans du statu quo ou du rétablisse­ment de l’ordre ancien. D’autres, au contraire, voient cette transition comme irrépressi­ble et l’embrassent comme un moyen de promouvoir leurs idées : ce sont les « progressis­tes », ceux qui se tournent vers l’avenir et cherchent à le rendre meilleur.

Dans ce contexte de transition, le clivage droite-gauche ne disparaît pas. Le linguiste américain George Lakoff a montré qu’il restait même irrémédiab­lement présent en chacun de nous, ancré dans notre vision de la famille. Les gens de droite adhèrent au modèle du « père sévère » : ils sont pour la responsabi­lité individuel­le, le maintien de l’ordre et la répression des fautes. Les gens de gauche, eux, promeuvent le modèle des « parents bienveilla­nts » : ils sont pour la protection contre les risques, le principe de donner à tous une deuxième chance, l’égalité entre les femmes et les hommes.

Mais l’existence d’une seconde dimension, l’axe pro- gressisme-corporatis­me, complique l’analyse politique. On peut être corporatis­te de droite, comme François Fillon (le champion du néolibéral­isme des années 1980). On peut être corporatis­te de gauche, comme Jean-Luc Mélenchon (le nostalgiqu­e des Trente Glorieuses). On trouve aussi des progressis­tes de droite, comme Nathalie KosciuskoM­orizet, et, bien sûr, des progressis­tes de gauche, comme Emmanuel Macron.

L’existence de deux lignes de clivage plutôt qu’une seule explique le désarroi des commentate­urs. Manuel Valls et Emmanuel Macron sont proches sur l’axe droite-gauche, mais les partisans de Macron, qui sont progressis­tes, rejettent Valls le corporatis­te. Quant à Benoît Hamon, il est nettement plus à gauche qu’Emmanuel Macron, mais il partage avec lui une conscience aiguë de la transition numérique : les deux hommes vont donc se disputer les mêmes électeurs, notamment les jeunes urbains, qui préfèrent regarder vers l’avenir (progressis­me) que vers le passé (corporatis­me).

Ce combat sur le créneau du progressis­me explique le positionne­ment actuel d’Emmanuel Macron. En s’affirmant « ni de droite ni de gauche », il veut intéresser à son projet des électeurs des deux camps – quitte à les ancrer à gauche une fois que la transition aura fait émerger un nouveau clivage idéologiqu­e. Grâce à l’axe progressis­me-corporatis­me, les périodes de transition donnent en effet une chance extraordin­aire de faire bouger les lignes entre la gauche et la droite et de consolider l’avantage de l’un ou l’autre camp sur le long terme. C’est ce qu’ont réussi les travaillis­tes britanniqu­es dans les années 1990 : à l’époque, Tony Blair n’avait pas renoncé à être de gauche mais, en faisant bouger les lignes, il est parvenu à ramener des électeurs partis à droite vers une gauche remise au goût du jour.

La victoire d’Emmanuel Macron n’est pas impossible dans cette ambiguïté droite-gauche que permet le clivage progressis­me-corporatis­me. Mais sa capacité à gouverner dépendra d’un positionne­ment stratégiqu­e plus clair sur le long terme. Sans clivage droite-gauche, il sera un président progressis­te mais technicien, sans marges de manoeuvre pour agir car tiraillé en permanence entre les « pères sévères » et les « parents bienveilla­nts ». A l’inverse, s’il rétablit ce clivage dans un paysage politique recomposé, alors Emmanuel Macron disposera d’un puissant levier idéologiqu­e pour trancher les conflits qui minent la société française et tirer enfin le meilleur parti de la transition à l’oeuvre.

“DANS CE CONTEXTE DE TRANSITION, LE CLIVAGE DROITE-GAUCHE NE DISPARAÎT PAS.”

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