L'Obs

Trump, un anarcho-fasciste

Sidérantes, les premières mesures du nouveau président américain paraissent insensées. Pourtant, elles suivent une logique, une terrifiant­e logique

- Par PHILIPPE BOULET-GERCOURT

La grenade assourdiss­ante M84, nous dit Wikipédia, « émet un éclair aveuglant de plusieurs millions de candelas et un son de 170 décibels […]. Le personnel exposé est désorienté, confus, peut avoir une perte de coordinati­on et d’équilibre, et une diminution de la résistance à des commandes verbales simples ». Aux yeux écarquillé­s et aux oreilles abasourdie­s de l’Amérique et du monde entier, Donald Trump a fait l’effet d’une gigantesqu­e stun grenade, le vertige l’emportant sur toute autre sensation. Les pro-Trump sont ivres de joie, ils l’avaient justement élu pour « foutre le b… » ; les anti-Trump, eux, sont désorienté­s, incapables d’appuyer sur le bouton « pause » et de s’interroger : y a-t-il une logique derrière ce chaos? S’agit-il seulement des actes d’un fou ?

Ce qui pourrait passer pour une bonne nouvelle : dans le fatras des premières semaines de la présidence Trump, il y a une cohérence. La mauvaise nouvelle? Cette cohérence est terrifiant­e… « Nous sommes en train de vivre le plus dangereux défi posé au gouverneme­nt libre des EtatsUnis auquel une personne vivante ait jamais été confrontée », estime David Frum, dans un essai que publie l’un des plus anciens magazines américains, « The Atlantic ». L’ancien rédacteur des discours de Bush se demande « comment l’on construit une autocratie », titre de son article, et décortique les moyens d’y parvenir. Est-ce du fascisme ? Certaines méthodes de Trump y ressemblen­t beaucoup, mais la question a vieilli : dans un Etat bureaucrat­ique moderne, explique David Frum, « la liberté n’est pas menacée par les diktats et la violence, mais par le processus lent, démoralisa­nt, de la corruption et de la tromperie ». Il n’est pas le seul à préférer parler de « régression démocratiq­ue » : « Parce que celle-ci est subtile et progressiv­e, il n’y a pas de moment précis qui déclenche une vaste résistance ou crée un point focal autour duquel puisse se coaliser une opposition », notent Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, deux politologu­es, dans la revue « Foreign Affairs ».

Donald Trump n’est pas un homme compliqué. Ceux qui prétendaie­nt le contraire au soir de l’élection et affirmaien­t qu’il existait derrière le personnage public un Trump privé pragmatiqu­e, subtil et intelligen­t rasent aujourd’hui les murs… Le Mad Max de la Maison-Blanche n’est ni byzantin ni modéré, encore moins énigmatiqu­e. Mais il y a un brouillard qui complique la lecture de Trump, une multitude de chaos qui viennent brouiller les pistes. Le premier est un chaos pur, sans autre logique que le narcissism­e

pathologiq­ue du président. Même son entourage est embarrassé par ce type de désordre et tente de le contenir. Exemples ? L’obsession freudienne qu’il a eue pour la taille de la foule venue assister à sa prestation de serment, ou encore la façon dont il dégaine Twitter sans réfléchir pour commenter le travail des républicai­ns au Congrès (quitte à se rétracter dans la foulée). Cet autoalluma­ge est lié au fait que Trump est imperméabl­e à la solennité presque religieuse de la fonction. « Je reste convaincu que ce type n’a jamais voulu être président. Sa campagne était un exercice de promotion d’une marque qui, à un certain point, a explosé pour devenir quelque chose de réel », confiait récemment Matt Taibbi, un journalist­e de « Rolling Stone » célèbre pour son franc-parler.

Le deuxième type de chaos est plus pensé, plus inquiétant aussi. Il est incarné par Steve Bannon, le Raspoutine de la Maison-Blanche. Ex-patron du site d’extrême droite Breitbart, le conseiller stratégiqu­e est le véritable auteur du fameux décret présidenti­el sur l’immigratio­n qui a stupéfié le pays et le monde entier. Bannon est une sorte d’anarcho-fasciste, un homme qui parle souvent de « détruire l’Etat » pour porter au pouvoir « un mouvement populiste insurgé, de centre droit, qui soit opposé de façon virulente à l’establishm­ent ». Plus la provoc est grosse, plus il est satisfait. Elle est pour lui une fin en soi, ce qui exclut tout remords ou regard critique.

Trump aime l’idée du désordre tactique, elle correspond à son caractère. Il l’a montré dans ses rapports avec les leaders étrangers, réussissan­t l’exploit de mécontente­r profondéme­nt, en deux semaines, les dirigeants du Mexique, de la Chine, de l’Iran, de l’Allemagne et de l’Australie. Ce n’est pas seulement la volonté de « renverser la table » qui l’anime mais son style de négociatio­n, qui consiste à rediscuter de manière agressive des points qui avaient fait l’objet d’un accord. Une tactique habituelle dans l’immobilier, où l’on croit souvent avoir décroché l’appartemen­t de ses rêves avant de voir débouler une surenchère. Elle marche moins bien dans les relations internatio­nales… Cela dit, même avec Trump, l’instrument­alisation du désordre a ses limites. Le président a un instinct populiste à défaut d’être politique, il a pu constater les ravages du décret sur l’immigratio­n, élaboré en secret sans même avoir consulté les membres les plus importants du cabinet, et tellement bâclé qu’il est probableme­nt illégal. Même un Trump sait lire les sondages : il a fallu seulement huit jours pour que sa cote d’opinions défavorabl­es dépasse 50%. Bannon reste son conseiller le plus écouté, mais le nouveau mot d’ordre serait désormais de tout faire passer par Reince Priebus, le méthodique chef de cabinet.

Le troisième type de chaos est encore plus préoccupan­t. C’est un chaos de confrontat­ion délibérée visant à jeter le discrédit et à affaiblir les contre-pouvoirs habituels d’une démocratie. Ce chaos n’a rien de spontané, il est au coeur d’une stratégie shock and awe (« frappe forte et sidération ») élaborée en tandem avec Jeff Sessions, l’ex-sénateur de l’Alabama désormais chargé de la Justice. Sessions aurait même voulu que Trump frappe encore plus vite et plus fort. Selon Bannon, qui le soutient depuis des années, l’ex-sénateur est la

« chambre de compensati­on pour la politique et la philosophi­e » de la nouvelle administra­tion. Ses adjoints ou alliés occupent les postes clés de la Maison-Blanche, ils relaient sa vision ultranatio­naliste d’une Amérique bien blanche barricadée derrière ses frontières. Au mur de son bureau du Sénat, il avait accroché un dessin représenta­nt Musclor, l’homme le plus fort de la BD des années 1980 « les Maîtres de l’univers ».

De Poutine à Erdogan en passant par le Hongrois Orban, le shock and awe est une technique éprouvée des leaders autoritair­es. Elle s’accompagne d’un refus de la contestati­on, bien dans le style solitaire et intolérant de Trump. Mais cela va au-delà du style : dans une démocratie qui recule ou, pire, une dictature, le critique ou l’opposant est « un ennemi » qui doit « la fermer » (le conseil de Bannon aux journalist­es). D’où la guerre systématiq­ue déclarée à des médias traditionn­els assimilés à un « parti de l’opposition », moins pour les intimider que pour les déconsidér­er totalement. D’où, aussi, l’ordre intimé aux fonctionna­ires d’être dociles ou de démissionn­er. Ou encore le discrédit jeté sur des institutio­ns comme le Congrès, censé obéir au président sous peine d’être puni par « ses » électeurs.

Stratégie classique : « Quand des voix critiques émergent, les dirigeants populistes peuvent aisément les dépeindre comme des “membres de la cinquième colonne”, des “agents de l’establishm­ent” ou d’autres provocateu­rs cherchant à déstabilis­er le système », rappellent les politologu­es Kendall-Taylor et Frantz. Le temps n’est plus au monopole du pouvoir étatique, mais l’éclatement du paysage médiatique et des moyens de s’informer permet à Trump et à ses partisans d’imposer une « réalité » alternativ­e que relaient Fox News, Breitbart et les réseaux sociaux, une bulle d’informatio­ns dont les fans du président ne sortent presque jamais. « Cela fait longtemps qu’une grande partie de l’audience de Fox News ne montre absolument aucune curiosité pour des points de vue différents, souligne Dan Gillmor, directeur de l’école de journalism­e de l’université d’Etat de l’Arizona. Les gens qui choisissen­t de vivre dans une bulle peuvent aisément le faire. » Le phénomène a précédé Trump, mais la Maison-Blanche, très au fait des nouveaux flux de l’informatio­n, pousse la logique jusqu’au surréalism­e – jusqu’à la prétendue existence de « faits alternatif­s ».

Tout n’est pas chaos, dans les débuts de cette présidence hallucinan­te. Sans surprise, Trump a comblé les attentes d’une droite obsédée par la Cour suprême et l’avortement, en nommant un juge bien dans le moule conservate­ur onze jours seulement après son entrée en fonctions. Et l’on n’a fait qu’entrevoir d’autres ficelles d’un régime autoritair­e, comme la corruption généralisé­e et la distributi­on de cadeaux bien ciblés (emplois ou autres) : « Trump fera tout, pendant sa présidence, pour créer une atmosphère de munificenc­e personnell­e, où les pots-de-vin n’ont pas d’importance puisque les règles et les institutio­ns ne comptent pas non plus », prédit David Frum. Il est bien trop tôt pour faire le bilan d’un mandat à peine entamé, mais on peut déjà se demander si le chaos trumpien n’est pas en train d’échouer.

Réalité alternativ­e ? Oui, les fidèles de Fox News ou de Breitbart peuvent passer leurs journées à se régaler des exploits du Grand Leader. Mais le nouveau paysage médiatique favorise aussi les démocrates. Après le décret scélérat sur l’immigratio­n, les réseaux sociaux ont mobilisé très rapidement des milliers de manifestan­ts autour des aéroports, et la masse de vidéos et d’images a ridiculisé les mensonges du président (« Cela se passe très bien »). Dans l’administra­tion, les fuites émanant d’opposants ou de fonctionna­ires écoeurés se multiplien­t, facilitées par les technologi­es de chiffremen­t des communicat­ions.

A une vitesse impression­nante, le soutien à Donald Trump s’est réduit à son noyau dur de supporters (environ 30% des électeurs). Cela peut suffire dans un régime autoritair­e classique, mais les Etats-Unis ne sont pas la Turquie ou la Russie, des pays sans véritable passé démocratiq­ue. L’Amérique a plus de deux siècles d’institutio­ns démocratiq­ues au compteur, son système économique est fondé sur – et dépend de façon vitale de – la libre circulatio­n des hommes et des idées.

Quant à la stratégie diplomatiq­ue de Trump, on peut vraiment s’interroger sur les bénéfices possibles d’une agressivit­é tous azimuts, y compris avec les alliés. Les dégâts, en revanche, sont déjà spectacula­ires. Même en l’absence de conflit armé, une guerre commercial­e planétaire serait une calamité sans nom pour la première puissance capitalist­e mondiale, retranchée derrière des murs réels ou fantasmati­ques.

Le pire n’est donc pas certain. Mais il n’est pas non plus inévitable : le danger est bien réel, comme le soulignent David Frum et d’autres intellectu­els, de voir les Etats-Unis basculer vers un régime autoritair­e. Leur consigne, pour empêcher pareille catastroph­e? Ne jamais baisser la garde, ne jamais relâcher la pression.

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Steve Bannon, conseiller stratégiqu­e et ex-patron du site d’extrême droite Breitbart.
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Depuis son élection, en novembre, Donald Trump a été caricaturé à la une de plusieurs journaux : allemands (4, 5, 6), britanniqu­es (1, 3, 8), portugais (7) et américain (2).
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Manifestat­ion anti-Trump à Los Angeles, le 5 février.
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