L'Obs

“À CEUX QUI ME DISENT ISLAMOPHOB­E...”

PAR KAMEL DAOUD

- Propos recueillis par notre envoyée spéciale MARIE LEMONNIER

L’an passé, votre chronique sur les agressions de Cologne, où vous dénonciez « la misère sexuelle » du monde arabo-musulman, a déclenché une polémique européenne d’une violence rare. En France, une tribune signée par un collectif d’intellectu­els vous accusait notamment d’essentiali­sme et d’islamophob­ie. Comment avez-vous vécu ce déchaîneme­nt autour de votre personne et de vos écrits ? Ce qui m’a surpris dans ce procès d’inquisitio­n, c’est cette logique de groupe, dix-neuf intellectu­els qui vivent en Europe, contre un écrivain qui habite un autre monde, qui voit ce qui s’y joue et ce qu’on peut y miser. C’était disproport­ionné,

incompréhe­nsible. Pas uniquement parce que cela me mettait en danger, mais parce que leur réaction donnait une caution totalement inconscien­te à un discours conservate­ur et islamiste de ce côté-ci. Je n’ai pas aimé non plus qu’on me somme de prendre famille idéologiqu­e dans la cartograph­ie intellectu­elle de l’Occident. Cela n’est pas mon affaire, j’exprime ce que je pense par rapport à mon réel, mes principes et mes engagement­s. Je n’ai fait que dire ce que beaucoup de gens savent et vivent dans le monde dit arabe, mais qui participe du domaine de l’entre-soi. Or l’entre-soi ne doit pas exister, c’est un crime de complicité. Je me suis octroyé depuis longtemps le droit de prendre parole sur mon monde. Je suis libre, parce que je suis vivant et que personne ne meurt à ma place. Et je n’ai besoin ni de procureur ni d’avocat.

Pourquoi avoir opté pour le silence à l’époque ? Etiez-vous blessé ?

Oui, ça m’a blessé. J’écris avec ma sensibilit­é, je ne suis pas un théoricien, la blessure fait partie de mon encrier. Mais si j’ai choisi de ne plus écrire dans la presse durant un temps, c’est parce que je voulais pouvoir recentrer ma parole, la contrôler surtout. Le débat était piégé par l’hystérie, qui en disait d’ailleurs beaucoup plus long sur l’état des esprits en France que sur moi. Si j’avais répondu à ce moment-là, j’aurais peut-être consacré le malentendu. Or je voulais éviter que le débat ne finisse en queue de poisson et j’aimerais qu’il soit relancé, que cette polémique serve au moins de déclencheu­r à une vraie réflexion sur notre lien à la femme, au corps, au désir… Sur le fond, je ne retire rien de cette chronique. On vit une misère sexuelle. On la vit ! C’est une évidence pour tout le monde, sauf pour ceux qui baignent dans une sorte de théorie de déculpabil­isation permanente par rapport à leur histoire au nom de l’anticoloni­al. L’analyse par cette misère-là, je pense non seulement qu’elle est très pertinente mais qu’il faudrait l’accepter, non pas comme une forme d’autoracism­e mais comme une manière d’affronter le réel pour mieux le dépasser. Nous avons un noeud monstrueux qu’il s’agit de défaire. Tant que cela sera plongé dans le non-dit et stigmatisé comme une honte de soi ou une reconducti­on du regard de l’Occident sur soi, on se promènera dans le monde avec ce noeud sur le dos qui nous empêche d’avancer. Deux mois avant la polémique de Cologne, vous aviez déjà essuyé une tempête médiatique aux Etats-Unis après la publicatio­n, dans le « New York Times », de votre article intitulé « L’Arabie saoudite, un Daech qui a réussi ». Qu’en avez-vous retenu ? Ce qui était amusant, c’était de voir comment deux textes provoquent deux réactions totalement différente­s dans ce même monde qu’on appelle l’Occident, et dont on s’aperçoit qu’il a des intérêts finalement cloisonnés. Car autant cette « polémique de Cologne » a été totalement invisible aux Etats-Unis, autant faire sauter le tabou de l’allié saoudien a eu un impact gigantesqu­e en Amérique. J’avais repris cette idée selon laquelle il n’y a pas de différence entre l’Arabie saoudite et Daech : les deux coupent des mains, les deux voilent les femmes… La seule différence, c’est que l’un est un ami et l’autre, l’ennemi. C’est une des monstruosi­tés du déni occidental à mes yeux. La polémique m’a fait comprendre à quel point chacun refuse d’assumer sa responsabi­lité dans cette mécanique du terrorisme et cette menace de la montée de l’islamisme. Les islamistes viennent forcément d’ailleurs… (On l’a vu également en France, où les djihadiste­s, pourtant nés dans les banlieues françaises, ne pouvaient pas être vus comme des enfants de la France.) On ne parvient donc pas à assumer le lien organique qu’il y a entre l’Arabie saoudite, comme matrice de l’islamisme, et le djihadisme dans le monde. Or l’Arabie saoudite, c’est de l’argent, et cet argent vient de chez vous, vous êtes donc tout autant coupables du financemen­t du terrorisme, de manière indirecte. Tout le monde le sait, l’empire saoudien repose sur deux piliers : un clergé féroce à l’intérieur qui est à la source de la formation et de la propagatio­n des idées islamistes, et une vitrine d’alliance stratégiqu­e avec l’Occident. Mais c’est une alliance avec le diable, et il faut en endosser le coût par la suite.

De manière générale, vos prises de position tranchante­s contre les dérives de la religion ont suscité beaucoup de malentendu­s à votre égard. Par exemple, vos propos sur l’islamophob­ie, que vous avez comparée à une fatwa, ont été récupérés par toute une catégorie d’intellectu­els promoteurs du choc des civilisati­ons en France…

Je ne suis pas responsabl­e des interpréta­tions, et des récupérati­ons, qu’on fait de mes textes. Mais j’ai l’impression que si je maintiens le cap sur des positions, des conviction­s, une vision, la décantatio­n s’opère. Je l’ai expériment­é en Algérie. Les gens finissent par comprendre que je ne fais pas partie d’une chapelle, et par accepter mon autonomie. Pour ce qui concerne ma chronique sur l’islamophob­ie, je parlais depuis l’Algérie où, dès que quelqu’un tente d’analyser le discours des islamistes, ceux-ci le taxent immédiatem­ent d’islamophob­ie pour s’abriter derrière l’islam. La mécanique n’est pas tout à fait la même en France. Chaque fois, il faut donc regarder l’intention cachée derrière un discours. S’il s’agit de dénoncer une menace pour se sauver et sauver l’autre en même temps, je suis d’accord. Mais s’il s’agit d’être islamophob­e par faiblesse, peur, lâcheté, racisme, pour se débarrasse­r d’une majorité de musulmans au nom d’une minorité idéologiqu­e, là, évidemment, je ne suis pas. On a dessiné de vous le portrait d’un pourfendeu­r de la foi. Est-ce tout à fait exact ? Vos chroniques les plus métaphysiq­ues, sur le temps, la naissance ou la mort, suggèrent au contraire un rapport plus complexe à la religion. Je n’attaque pas la religion, je me défends. Je défends ma liberté, ma vie, mes conviction­s. C’est tout ce que je

Ecrivain et journalist­e algérien, KAMEL DAOUD, né en 1970, vit à Oran. Son roman « Meursault, contre-enquête », Goncourt du premier roman en 2015, lui a valu une consécrati­on internatio­nale. Egalement récompensé en 2016 du prix Lagardère du meilleur journalist­e de l’année, il publie aujourd’hui un recueil de textes, écrits notamment pour « le Quotidien d’Oran » : « Mes indépendan­ces. Chroniques 2010-2016 », chez Actes Sud.

possède – avec une voiture neuve à présent ! Mais je me défends contre toutes les propositio­ns totalitair­es. Il se trouve que le problème qui se pose à moi aujourd’hui, c’est l’islamisme, c’est donc face à cela que je réagis. Ça aurait pu être le nazisme ou le communisme en d’autres temps. Très peu de gens le savent dans vos pays, mais dans mon cercle personne ne l’ignore, je suis très intéressé par les questions de spirituali­té. Il est vrai que je ne supporte pas le dogme, le rite ou l’expression politique de la religion, mais la quête théologiqu­e est permanente chez moi.

Ces malentendu­s viennent aussi du fait qu’on a des castings mentaux pour les intellectu­els du Sud. En Occident, des gens comme moi sont enfermés dans l’image et le rôle du dissident et du militant. Face à cela, le collection­neur de papillons, l’amoureux de la poésie du Moyen Age, l’enquêteur philosophi­que que je suis n’existe pas. Au Sud également, on voudrait que l’intellectu­el laïque s’interroge sur le politique exclusivem­ent, ou bien sur l’histoire à travers le trauma colonial, et qu’il laisse le champ de l’interrogat­ion métaphysiq­ue et philosophi­que au bénéfice du discours religieux local. Je voudrais casser cela aussi, « démonopoli­ser » Dieu. J’ai le droit de parler du ciel sans passer par la mosquée. De même qu’il m’a fallu enjamber la guerre de libération pour me faire une représenta­tion de l’histoire algérienne et du Maghreb au-delà de la constructi­on officielle, j’ai envie de penser l’idée de Dieu sans courtiers ni intermédia­ires.

Etes-vous croyant ?

Il est très difficile d’exprimer cela lorsque vous êtes repoussé dans l’anticléric­alisme. Et parfois je renonce même à en parler, alors qu’il le faudrait peut-être. La figure qui me serait la plus proche, pour être traduisibl­e en Occident, ce serait sans doute celle d’un protestant absolu, dans la radicalité du refus des représenta­tions actuelles.

Mon père, ma mère, mes ancêtres étaient tous musulmans, je le suis moi aussi, et cela n’a rien à voir avec un projet politique, on ne va pas à la conquête du monde, on n’impose rien aux autres. C’est la différence entre la religion et l’islamisme. Mais ce que je disais dans « Meursault », c’est que la religion est un transport collectif, et moi je préfère aller à Dieu tout seul et à pied. C’est un exercice de liberté. Je peux choisir de parcourir le sentier, de lui tourner le dos ou d’enlever mes chaussures et de m’asseoir sur le bord. Je n’aime pas non plus l’idée du Dieu monothéist­e et de la soumission, je préfère enquêter, continuer à poser des questions. Quant à ma morale ou à mon éthique personnell­e, je ne la construis pas sur l’idée d’un dieu, mais je la fonde sur l’idée de ma responsabi­lité. J’ai la conviction que je suis redevable envers ceux qui viennent par la suite. Etre un ancêtre, ça se mérite.

Où faites-vous débuter l’histoire de votre affranchis­sement ?

Enfant, je vivais dans un petit village où l’autre, la femme, la sexualité n’existaient pas. J’ai appris à lire

en découvrant dans la maigre bibliothèq­ue de mon père, qui vivait loin et qui était le seul à savoir lire dans ma famille, des romans en français avec des images de femmes sensuelles en couverture, qui parlaient des corps et décrivaien­t des ébats érotiques. C’est donc une histoire sexuelle pour moi, la langue française. La lecture de la science-fiction et de la mythologie grecque a aussi beaucoup participé à mon émancipati­on. C’est un enjeu qui vous échappe, mais, dans mon monde, où l’on vient à l’existence avec l’idée qu’il y a ce ciel et six autres au-dessus et puis Dieu, le Prophète et les anges, la lecture de la science-fiction, c’est quasiment une pratique hérétique. Dépeupler le ciel d’anges et le repeupler de cosmonaute­s et de vaisseaux, c’est un acte de résistance théologiqu­e ! Les livres m’ont véritablem­ent sauvé.

Parce que vous pratiquez l’autocritiq­ue de l’Algérie, on pense parfois que vous êtes en désamour avec votre pays. Qu’en est-il ?

Absolument pas. S’il s’agit de l’aimer parce qu’on est forcé, marié avec, ce n’est pas de l’amour, c’est un livret de famille. J’aime le châtier, le secouer, le pousser à s’accepter pour qu’il soit plus fort. Gamin, je rêvais d’être l’enfant d’une Algérie puissante, souveraine, capable de raffiner sa culture et d’assurer le rebond d’une civilisati­on. Faire l’inventaire de ses illusions, de ses dénis, de ses refus de lucidité ou de ses concession­s, c’est pour moi une manière de l’aimer et je trouve au contraire que les autres la trompent. Aussi, voir mon pays s’installer dans une sorte de retraite de vétérans parce qu’il a réussi une dernière guerre, le voir s’isoler dans la sénilité, s’immobilise­r dans la crainte et le vieillisse­ment, ça me désole.

Vous vivez à Oran et avez été l’objet de plusieurs menaces de mort. La question de l’exil vous traverse-t-elle parfois ?

En permanence, parce que j’ai des enfants. C’est la principale question, celle de Jonas : partir ou rester. On croit que le courage c’est de rester, mais il faut un courage phénoménal pour partir et s’amputer. Les raisons de partir sont nombreuses, les raisons de rester sont indépassab­les. L’oubli des siens, le fait de ne pas assister aux naissances et aux décès, être ailleurs, j’ai l’impression que c’est une île déserte. J’ai perdu mon père alors que j’étais à Bordeaux pour recevoir un prix, je ne me le pardonne pas. Au fond, si je taquine parfois le fantasme, je sais que je ne partirai pas, ou, si je pars un jour, ce sera vraiment que je suis dans l’impasse la plus totale.

Après la victoire de Donald Trump, vous avez écrit une chronique où vous disiez « étonnant de voir que l’Occident peut être populiste ».

Pour nous, oui, ça l’était ! A cause de ses discours élitistes, nous nous sommes fait une constructi­on de l’Occident comme incarnant l’empire, la raison, la culture… Et voilà que l’Occident qui proclame avoir inventé la rationalit­é cède au petit diable, à la facilité du populisme, à des illusions, à de la magie ! Face aux agissement­s de Trump, nous avons l’impression de voir Kadhafi réincarné de l’autre côté de l’Atlantique. La ministre ne lui plaît pas, il la vire ; l’un avait sa garde prétorienn­e d’amazones, l’autre a une garde de mannequins… Il y a là un retourneme­nt de sort incroyable. C’est pour cela que croire que les démocratie­s chez vous sont stables et définitive­s, c’est vraiment vous bercer d’illusions. Pour avoir vécu 1990-1992 en Algérie, je sais que ce qui a été bâti en deux siècles peut disparaîtr­e en une semaine. Et ce n’est pas une métaphore. C’est pour ça que je le répète : regardez l’expérience algérienne et essayez d’en tirer profit.

Peut-être, pour bien le comprendre, manque-t-il encore le livre racontant les années noires de guerre civile en Algérie ?

C’est vrai, cette guerre est toujours non dite et plongée dans le déni. En Algérie, on a même fabriqué une loi, « la loi de réconcilia­tion nationale », pour interdire d’en parler. Ce qui du point de vue de la psychiatri­e ou de la psychanaly­se est un crime, on est presque condamné à ne pas assumer nos actes et donc à les perpétuer. Il y a aussi une sensation de terreur à l’évocation de cette période, parce qu’on a l’impression qu’on vit un cessezle-feu fragile, que tout peut rebasculer, que les monstres ne dorment pas assez profondéme­nt au sous-sol. Je crois enfin que l’Algérie a inventé à la fin du xxe siècle un concept que le régime syrien a repris et dont Bachar al-Assad a beaucoup joué, c’est celui de la guerre inexplicab­le. Rendre une guerre inexplicab­le, c’est le meilleur moyen de paralyser tout le monde autour.

Quel regard portez-vous sur le « Muslim Ban » décrété par Donald Trump et les mouvements de protestati­on qu’il a déclenchés ?

Avec cette décision de bannisseme­nt pour les musulmans, Trump est devenu le grand restaurate­ur de l’idée

TRUMP, POUR NOUS, C’EST COMME VOIR KHADAFI RÉINCARNÉ.

du califat et de la Oumma. Il a consacré la primauté de la confession sur notre citoyennet­é. Et, par conséquent, il est en train de tracer un territoire confession­nel, qui sape l’idée même des Etats-nations nés après les indépendan­ces. Et ça, c’est le rêve de tous les islamistes du monde. L’Etat islamique avait des bombes, mais pas de territoire. Maintenant, grâce à Trump, il a une cartograph­ie. Il est vraiment l’allié stratégiqu­e le plus puissant du moment pour l’idéologie salafiste.

Mais, après la signature du décret, j’ai vu aussi la réaction internatio­nale, cette renaissanc­e de l’esprit américain généreux, nous avons assisté à des images très fortes comme cette photo du jeune garçon juif et de la jeune fille voilée à l’aéroport de Chicago. Cependant, ce qui m’a davantage intéressé, c’est la facette morbide de l’événement. Pourquoi les médias, ici, au Sud, ont-ils passé sous silence cet élan de solidarité occidental extraordin­aire avec les musulmans ? C’est le signe le plus révélateur d’une stratégie de haine qui se met en place. Car, si on n’en parle pas, on participe d’une manière ou d’une autre à ce trumpisme, et c’est ici qu’on construit un autre mur.

A-t-on réellement pris la mesure de l’attentat perpétré dans une mosquée au Canada par un admirateur de Donald Trump et de Marine Le Pen ?

Non, parce qu’il se heurte à un mur de déni là aussi. J’observe que Trump s’est ému de l’attentat du Louvre, à Paris, où il y a eu un blessé, mais n’a pas dit un mot pour les six morts au Canada. On est vraiment dans la théorie raciale la plus primaire, une sorte d’apartheid internatio­nal qui s’installe. Il faudra sans doute attendre le deuxième ou le troisième attentat de ce genre pour qu’on commence à en prendre conscience. Car le couple Trump-Le Pen va enfanter, ça se reproduira. On comprendra peut-être alors que les intégrisme­s n’ont pas de religion justement. Celui qui attaque une mosquée et tue six personnes qui ne lui ont rien fait, c’est exactement le même que celui qui attaque une église… Il y a un portrait universel de l’intégriste qu’on peut tracer en quelques signes cliniques : 1) le rapport toujours pathologiq­ue à la femme, refusée comme sujet et dont le désir est désamorcé par l’idée anoblie de la procréatio­n ; 2) le rapport maladif à l’histoire, qu’on n’imagine jamais comme futur mais comme restaurati­on (du royaume, du califat ou de la souche) – il est d’ailleurs frappant que le mot salafiste ait à peu près le même sens que le mot souche –, tout le monde veut revenir à l’ancêtre ; 3) une adoration de l’uniforme, de l’effacement de la différence ; 4) une pathologie de l’altérité, l’autre étant construit comme l’ennemi venant d’ailleurs et chargé de tous les maux. Et ça fonctionne de l’intégriste islamiste au partisan de l’extrême droite, puisque c’est la même maladie qui se décline. Je crois fondamenta­lement que l’intégrisme, religieux ou non, est avant tout une pathologie face au temps. L’intégrisme, à la limite, c’est un problème de conjugaiso­n.

Comment arrêter ce processus d’uniformisa­tion et de scission identitair­e qui s’accélère ?

Pour lutter contre l’uniforme, et ce n’est pas un jeu de mots, il faut faire l’éloge du multiforme, de ce qui est différent, de ce qui peut apporter sans imposer, être accueilli sans se renier. Je n’aime pas le mot de « multicultu­ralisme », parce qu’il a trop cédé à une sorte d’exotisme, j’y vois une fétichisat­ion plutôt qu’une acceptatio­n. On sent qu’il n’y a pas noces et fécondatio­n, mais juste une négociatio­n de territoire. En revanche, accueillir, c’est accepter le monde nouveau qui est là, et c’est inévitable.

Seulement, on voit plus de murs s’ériger que de mains se tendre.

Mais que peuvent les murs ? L’Empire romain a disparu, et le mur d’Hadrien n’est à peine plus qu’un vestige pour touristes. Notre rôle est bien sûr de nous opposer à cette politique de repli. L’histoire n’avance pas parce qu’il y a eu des murs et qu’on les a acceptés, l’histoire se fait parce qu’il y a eu des murs et qu’on les a enjambés.

Après l’échec des révolution­s arabes, certains ont voulu conclure à l’incapacité des pays musulmans à se convertir à la démocratie. Vous avez pour votre part toujours persisté à défendre ces mouvements, pourquoi ?

D’abord, il faut parler de ce qui se construit sous nos yeux et que l’on oublie par confort du fatalisme : la Tunisie. Ensuite, le mal n’est pas la révolution, mais ce qui la rend nécessaire. Quand on est heureux et qu’on vit librement, on se choisit un restaurant le soir, pas un maquis. Que ces révolution­s se soient soldées par des cycles de violence, des éparpillem­ents et des morts n’est pas le signe d’une inaptitude à la démocratie, c’est juste que cela se passe comme ça et que ça se paie aussi comme ça, par le sang. On voudrait ce que j’appelle la théorie des haricots magiques : on les jette le soir et le lendemain on a l’arbre qui va jusqu’au ciel. Mais pourquoi l’Occident a-t-il la mémoire si courte ? Le temps de l’histoire n’est pas à échelle humaine. Le droit de vote pour les femmes en France n’est pas un acquis de toute éternité, il est même très récent. Quelque chose bouge dans le monde dit arabe, et ça marche sur les corps parfois.

Seulement on est piégé par ce chantage à l’islamisme : les régimes sont comme des virus qui s’adaptent, ils ont compris que l’islamisme et le djihadisme étaient très utiles pour leur perpétuati­on et en jouent. Le cas syrien pose cette équation malsaine au niveau internatio­nal.

L’appel à une réforme de l’islam est-il fondé ?

Mais la réforme de l’islam est en cours ! Elle se fait aussi à cause de la monstruosi­té subie. Nous assistons à une violence tellement spectacula­ire qu’elle impose un retour de réflexion sur soi. Il y a des tendances qui sont complèteme­nt invisibles chez vous mais qui existent dans le monde musulman. Je pense par exemple au mouvement des coranistes qui appellent à un retour au Coran, l’islamisme étant en réalité un phénomène du hadith (les prétendus dits et gestes du Prophète), et pas du Coran. Ce n’est pas la forme de l’islam qui n’existe pas, le problème c’est le moyen de la rendre accessible aux autres face au discours wahhabite et à un empire qui finance des mosquées, des chaînes satellitai­res et des prêcheurs… La réforme finira par se faire, lentement, par internet aussi, mais en attendant elle a les poches vides et le royaume saoudien dépense des milliards de dollars par an en propagande.

L’idée d’expurger le texte coranique de ses passages violents est-elle une piste ?

On ne peut pas demander aux textes sacrés d’être des petits livrets de bonne conduite. Ce sont des visions du monde avec ce qu’elles ont de terrible, d’injuste, de monstrueux, de sanguinair­e, mais en même temps de beau, d’exaltant, de mystique, d’allégoriqu­e… Ce qu’il faut réformer, ce n’est pas le texte, c’est notre vision du texte, l’interpréta­tion, la lecture, l’extension humaine du texte. Faudrait-il réformer l’Olympe et en faire une gentille colonie de vacances avec des dieux qui ne tombent pas dans l’inceste, la sexualité débridée, la zoophilie, la traîtrise, le cocufiage… ? Avouez que ce serait beaucoup moins drôle. Ce ne seraient plus des dieux, mais des boy-scouts ! Le texte n’est pas réformable dans ce sens-là. Le texte est un objet brut, il ressemble à notre inconscien­t, c’est notre inconscien­t.

Quel est pour vous le sujet à penser prioritair­ement aujourd’hui ?

L’altérité. Cela devient une urgence dans le discours politique, philosophi­que, littéraire, médiatique… Que faire de l’autre ? C’est essentiel. Et c’est vraiment le seul contrepoid­s possible à tous ces discours fantasmés actuels sur l’identité ou la communauté. Et quand je dis réfléchir sur l’altérité, ne pas traduire l’Occident doit réfléchir sur l’autre, parce que nous sommes ses victimes. Non, l’altérité n’est pas à sens unique, nous y sommes impliqués nous aussi, nous sommes les responsabl­es d’une vision de l’Occident qui a des conséquenc­es. A cet égard, je pense que la mort de l’orientalis­me nous a été catastroph­ique. On lui a toujours reproché d’avoir été une sorte d’exotisme savant, mais les sciences orientalis­tes s’intéressai­ent à l’idée d’autrui. Il y avait une circulatio­n des idées, un désir d’aller vers autrui et de le recevoir, aussi. Maintenant que nous n’avons plus de Jacques Berque ou d’Henry Corbin et qu’il n’existe plus d’instituts de théologie en Allemagne, en France ou ailleurs, le discours sur l’islam est abandonné aux islamistes et à des petits imams de banlieue qu’on propulse porte-parole. On ne parle pas assez en France de cette mort de la théologie comme champ de réflexion. Cette démission a des conséquenc­es tragiques. Il faut réactiver les études théologiqu­es dans les université­s et se réappropri­er la réflexion sur le religieux, c’est de l’ordre du vital. Il faut arracher aux islamistes le monopole du discours religieux.

LES TEXTES SACRÉS NE SONT PAS DES PETITS LIVRETS DE BONNE CONDUITE.

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