Chanson Emel, la voix électro du printemps arabe
La chanteuse tunisienne EMEL MATHLOUTHI, dont le tube “Kelmti horra” fut l’hymne de la RÉVOLUTION DE JASMIN, revient avec un album universel et audacieux. Rencontre
“ENSEN” par Emel (Partisan Records). Sortie le 24 février.
C’était il y a longtemps, en 1963. Joan Baez chantait « We Shall Overcome », qui devint l’hymne du mouvement des droits civiques de Martin Luther King. C’était en 2011. Emel Mathlouthi chantait « Kelmti horra » (« Ma parole est libre »), dont la vidéo, par la grâce de YouTube, devint l’hymne du printemps arabe, en Tunisie.
Nous interviewons la voix de la révolution de Jasmin à Paris, dans le showroom des guitares Gibson où l’artiste fait la promo de son nouvel album électro au titre résolument universaliste : « Ensen » (« humain », en arabe). Impavide petite femme en noir, elle porte artistement une extravagante tenue Alaïa, pull et jupe corolle en maille, brodés de sequins. Retour d’un festival de musique électronique, à Dubaï, la Tunisienne, qui vit à New York auprès de son « partenaire 100% américain », diplomate aux Nations unies, a raté la « Marche des femmes » anti-Trump. « Je suis dégoûtée. J’avais envie de participer. Aux Etats-Unis, comme l’immigration musulmane est moins maghrébine que moyen-orientale, les femmes qui représentent les musulmanes sont souvent voilées. Je ne suis pas croyante, mais je suis de culture musulmane. J’avais envie de représenter les musulmanes comme moi. »
Emel, dont le prénom signifie « espoirs », est née en 1982, à Tunis, où son père, universitaire, était professeur d’histoire contemporaine et sa mère institutrice. Emel a un frère qui travaille chez Google à Mountain View, une soeur avocate à Paris, spécialiste de la propriété intellectuelle (« Ça peut servir… »), et une autre soeur, étudiante à Berkeley.
“OUM KALSOUM, C’EST CHIANT”
A l’école d’ingénieur où elle n’étudia pas plus d’un mois (« Ça me gavait »), Emel a surtout fréquenté le club de musique, où, avec trois condisciples masculins, elle a fondé Idiom, un groupe de metal. « On reprenait des chansons de Dark Tranquillity, Anathema, Sepultura. On ouvrait nos concerts avec “Everlost” de In Flames », ditelle, avant de vous chanter a capella l’incipit de la chanson, puis de faire “don-don-don” avec la bouche en imitant la lourde déflagration des guitares distordues. « Je n’étais pas du tout dans le délire voix déchirée, mais je portais un blouson de cuir noir, avec un jean noir troué. J’avais même trouvé, ce qui n’était pas évident en Tunisie, un tee-shirt Iron Maiden, un groupe que je n’aime pas forcément. Je composais en anglais. C’était l’époque où j’étais en rejet de la langue arabe. La musique orientale qu’on proposait aux jeunes, et la culture arabe, en général, me gavaient. Oum Kalsoum, pour moi, c’est chiant. Je n’avais pas envie de me cloîtrer là-dedans. Je vais me faire fustiger, dit-elle en souriant. L’image de la diva qui parle d’amour, ça ne m’intéressait pas du tout. Je n’avais pas envie de parler d’amour ! Quand on écoute la radio en Tunisie, tout est suffocant. Moi, j’avais besoin de trouver le salut de mon âme. Je l’ai d’abord trouvé dans le rock. » Et puis, un jour, le guitariste d’Idiom lui fait écouter Joan Baez. « J’ai découvert le protest song, Bob Dylan. J’ai plaqué le groupe. J’écoutais aussi Cheikh Imam, le chanteur égyptien aveugle. Avec son ami Ahmed Fouad Najm, il composait des chansons pour le peuple, les paysans, les ouvriers, les étudiants. Cheikh Imam, qui critiquait le pouvoir, a passé une bonne partie de sa vie en prison. Pour moi, c’est un metalleux. »
Sous cette épique influence, Emel se « réconcilie » avec la langue arabe. « Pour moi le chant le plus profond est le chant arabe. De manière générale, un chanteur ne sonne jamais plus profond que quand il chante dans sa langue maternelle. » En 2004, elle commence à écrire des chansons en tunisien. Emel chante « la liberté, l’espoir, le malêtre ». Dans son premier tube intitulé « Ya Tounes ya meskina » (« Pauvre Tunisie »), elle déchire avec une iconoclastie presque punk l’image idyllique de la Tunisie de Ben Ali, « ce pays où tout est super ». En 2007, elle déménage à Paris, où elle travaille comme bibliothécaire. Le 14 juillet de cette année-là, place de la Bastille, elle chante « Kelmti Horra », manifeste anti-Ben Ali composé par le chanteur tunisien Amin El Ghozzi. La vidéo circule jusqu’en 2011 sur les réseaux sociaux. Emel devient le rossignol du « dégagisme ».
« Moi, il faut toujours que je déballe tout », dit-elle. Au péril, parfois, de son intégrité physique, comme le 13 juillet 2011, dans un meeting à la Bourse du Travail, à Paris. « On avait réuni tous les opposants à l’ancien régime, la gauche et les islamistes en exil. Quand on est chanteur, on vous invite pour chanter, pas pour parler. Vous êtes là pour faire joli. J’arrive sur scène et je dis : “Bon, Ben Ali, c’est fini, il est parti, ça, on est d’accord, on ne va pas passer une plombe là-dessus. Ce que j’ai envie de dire, c’est que la Tunisie ne sera jamais islamiste.” Là, tout s’effondre. Une partie de la salle veut monter sur scène pour me défoncer. Sur la scène, des femmes me hurlent dessus. Un cordon humain me protège. On m’emmène, on me cache. Au bout de trois heures, je sors de la Bourse du Travail par la porte de derrière. »
“CACHE TES TÉTONS”
Emel a deux ennemis : les fondamentalistes qui lui ordonnent, sur Facebook, de cacher des « tétons » qu’elle ne montre pas, mais aussi, les démocrates qui, lorsqu’ils ne l’enferment pas dans la « boîte ethnique » de la world music, nient l’artiste en elle pour la réduire à son glorieux CV de Jasmin. Pas moins ambitieuse que l’Islandaise Björk ou que l’Anglais James Blake, la chanteuse et compositrice voudrait qu’on écoute sa musique en soi, dans la pure universalité de son essence électronique, où se mêlent beats synthétiques, accents funk, gumbri (luth tunisien) ou bendirs (tambours nord-africains). « Je fais de la musique expérimentale. Souvent, malheureusement, le public ne demande qu’à danser et à pousser des youyous. Je suis fière de mon héritage culturel et c’est un honneur d’être associée à un mouvement historique comme le printemps arabe. D’un autre côté, c’est aussi une forme de dictature. J’écris ce que j’écris pour être libre. Si j’étais anglaise, on ne m’enfermerait pas là-dedans. Quand on est arabe, c’est comme si on n’avait pas le droit de faire de l’électro, on ne franchit pas la barrière : il faut toujours qu’on vous rattache à une ethnicité ou à un contexte politique. » Fût-il révolutionnaire. En 1965, son idole Bob Dylan ne disait pas autre chose dans sa chanson satirique, « Maggie’s Farm ». La ferme de Maggie : cette métaphore désignait la prison où le public folk, dans ses attentes vertueusement protestataires, voulait enfermer à perpétuité l’auteur de « Blowin’ in the Wind ». Emel ne veut plus travailler dans la ferme de Maggie.