Le point de vue de Daniel Cohen
“NI REAGAN NI BUSH N’AVAIENT SUCCOMBÉ À UNE TELLE FUREUR ANTI-IMMIGRÉS.”
Les Etats-Unis ont longtemps été donnés en exemple pour leur ouverture aux grandes migrations internationales. L’un des moteurs irrépressibles du pays est de pouvoir attirer sur son territoire les forces vives de la société-monde dont ils assurent de facto le leadership. Les poussées de fièvre xénophobes n’y sont pourtant pas inédites. Les années 1920 et 1930 en avaient déjà marqué un point haut. A l’époque elles étaient surtout tournées contre les populations originaires d’Asie… Mais, avec Trump, c’est la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que le pays en vient à une telle fureur anti-immigrés. Ni Reagan ni Bush n’y avaient succombé. Comment interpréter ce nouveau basculement ?
Notons tout d’abord que ce sont les Mexicains qui font l’objet premier des phobies de la nouvelle administration. Dans le cas du Brexit, très proche dans ses fondamentaux du phénomène Trump, c’étaient les Polonais qui en avaient été les cibles. L’argument anti-islamiste ne tient donc pas pour comprendre cette poussée xénophobe. Que vaut l’argument économique? Une controverse divise ici les économistes. Selon David Card, professeur à Berkeley, les immigrés ajoutent leurs emplois à ceux des autochtones, sans affecter la situation de ces derniers. Il donne en exemple l’arrivée soudaine de 125000 Cubains à Miami en 1980, représentant 7% de la population active locale, et qui n’eut aucun impact négatif sur les habitants d’origine. L’article de Card a toutefois été critiqué par un autre économiste célèbre, professeur à Harvard, George Borjas (lui-même immigré cubain…). Selon ce dernier, les migrants font baisser les salaires des autochtones. Card aurait mal pris la mesure des emplois véritablement concernés par le choc cubain…
Qui croire ? La plupart des économistes se rangent derrière Card mais au terme du raisonnement suivant. Oui, l’arrivée d’immigrés peut faire baisser la rémunération des tâches qu’ils occupent, mais non cela n’affecte pas les autochtones, dans la mesure où ils abandonnent celles-ci pour en occuper d’autres mieux payées. L’accord essentiel est toutefois le suivant : les victimes (potentielles) des flux migratoires sont les Noirs et les latinos déjà installés. On doute que ce soient ceux que Trump cherche à défendre. En attaquant les migrants, le président des Etats-Unis masque l’objet réel de la phobie de ses électeurs : non pas les immigrés du dehors, mais les pauvres du dedans. Leur tort est de tendre un miroir dans lequel l’Amérique profonde refuse de se reconnaître, celle d’une société dont la cohésion se disloque de l’intérieur.
Ce débat peut être transposé en France. Dans un livre précieux, « l’Immigration en France », E. M. Mouhoud a proposé une déconstruction des mythes qui empoisonnent nos propres débats, de la prétendue propension des immigrés à profiter des budgets sociaux à leur supposé refus de s’intégrer. Cette pédagogie devra faire partie de notre campagne présidentielle, si l’on veut que la France y parle vraiment d’elle-même.