“Une trêve judiciaire serait dangereuse”
Pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, l’“usage républicain” qui voudrait que la justice suspende son travail pendant une campagne n’est pas inscrit dans la loi. L’appliquer dans le cas de l’affaire Fillon serait antidémocratique
Le site Atlantico vient de publier un appel d’avocats et de professeurs de droit. Ils dénoncent un « coup d’Etat institutionnel » qui viserait à empêcher François Fillon de concourir à la présidentielle et soulèvent le nonrespect de la séparation des pouvoirs. L’enquête judiciaire estelle légitime?
J’entends l’argument sur un plan politique. Je ne le comprends pas juridiquement. Le principe de la séparation des pouvoirs doit effectivement protéger le parlementaire. Mais l’article 26 de la Constitution est clair et précis : « Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. » J’insiste: « à l’occasion des opinions ou votes émis par lui ». Pour ses activités autres, la séparation n’est pas valable. Si la justice enquête sur la réalité du travail d’un collaborateur d’un parlementaire, cela ne constitue donc en rien une atteinte à la séparation des pouvoirs. L’autonomie des Assemblées n’est pas un sanctuaire, ce n’est pas un bouclier en toutes circonstances pour le député. C’est un principe important, qui n’est pas fait pour protéger des actes contraires à la loi. Or, le travail fictif d’un collaborateur de l’Assemblée nationale, rémunéré par les impôts des Français, est contraire à la loi.
Mais, là encore, les avocats de François Fillon et les juristes de l’appel d’Atlantico estiment qu’il ne peut pas y avoir détournement de fonds publics de la part d’un parlementaire.
Ils font référence au fameux article 432-12 du Code pénal, qui stipule que l’infraction de détournement de fonds publics vise « toute personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ». Mais qui est dépositaire de l’autorité publique? C’est la nation. Elle dépose cette autorité dans les mains de ses représentants, c’est-à-dire les parlementaires, qui eux-mêmes l’expriment par le vote des lois. Et personne ne conteste que les crédits avec lesquels un parlementaire paie ses collaborateurs sont bien des crédits publics qui lui sont attribués en raison de cette mission de service à la nation et seulement pour cette
mission. Soutenir le contraire revient à dire que la nation en la personne de son représentant peut utiliser les fonds publics à d’autres fins que le service de la nation.
Un « usage républicain » qui veut qu’une trêve judiciaire s’applique pour tous les candidats à un scrutin est également invoqué. Qu’en pensez-vous?
Je ne sais pas d’où vient cette prétendue tradition politique. Elle n’est en tous les cas inscrite nulle part, dans aucun texte de loi. Je constate souvent que lorsqu’on invoque la tradition, c’est que l’on n’a plus aucun argument juridique à faire valoir. Et j’estime que cela pourrait être dangereux pour la démocratie de la « respecter ». Avant de mettre leur bulletin dans l’urne, les électeurs sont en droit de connaître la probité et l’exemplarité de ceux qui vont exercer le pouvoir en leur nom.
Vous pensez qu’un report de l’élection est encore envisageable?
Le scénario ne peut être écarté. L’article 7 de la Constitution prévoit trois cas dans le report de l’élection présidentielle. Premier cas, sept jours avant le dépôt officiel des candidatures, si un des candidats décède ou est empêché, le Conseil constitutionnel peut décider de reporter le scrutin. Si cela se passe entre le 17 mars et le 23 avril, date du premier tour, les neufs sages ont l’obligation de reporter l’élection. Enfin, si cela intervient entre les deux tours, la campagne redémarre. La situation est totalement inédite, et le terme « empêché » peut de plus être interprété de différentes manières. François Fillon l’a utilisé lors de son interview à TF1 le 26 janvier: « Une seule chose m’empêcherait d’être candidat: si mon honneur était atteint ou si j’étais mis en examen », a-t-il déclaré. Il est depuis revenu sur ses engagements. Mais rien n’exclut que des parlementaires saisissent le Conseil constitutionnel en cas de mise en examen. Il n’y a jamais eu un tel précédent sous la Ve République. Le problème éventuel d’un empêchement s’était posé quelques jours en 2012 avec la candidate des Verts Eva Joly, qui était tombée dans les escaliers, mais elle était très vite sortie de l’hôpital. Tout dépendra en fait de l’attitude et du calendrier de la justice. Elle se trouve aujourd’hui dans une situation très compliquée.
Qu’entendez-vous par là?
La justice n’a que deux possibilités et dans les deux cas elle sera critiquée. Soit elle décide de laisser passer les élections, au nom de l’« usage républicain », mais elle prend le risque d’abîmer la sincérité du vote en laissant élire un candidat sur lequel des soupçons pèsent et qui sera intouchable pendant cinq ans. Soit elle rend son jugement avant le premier tour et elle sera accusée d’avoir pris en otage la présidentielle. Le parquet national financier a déclaré le 16 février qu’il ne pouvait pas envisager, en l’état, un classement sans suite de l’affaire. Cela semble confirmer que les doutes sur un éventuel détournement de fonds subsistent, après la remise du rapport des policiers de l’Office central de Lutte contre la Corruption et les Infractions financières et fiscales (OCLCIFF). On ne peut totalement exclure qu’une citation directe devant le tribunal correctionnel puisse intervenir fin février. Le tribunal se prononcerait alors fin mars, début avril. Après le dépôt des candidatures, mais avant le premier tour. C’est une épée de Damoclès sur la campagne.
Au-delà de l’affaire Fillon, la question du statut du parlementaire ne se poset-elle pas?
La loi sur le non-cumul des mandats entre en vigueur, des tas de propositions dorment dans les tiroirs de l’Assemblée, un déontologue a été nommé au Palais-Bourbon. On sent bien que les parlementaires euxmêmes sont conscients que l’exercice de leur mandat doit se faire dans un climat de connaissance. Je préfère ce mot à celui de transparence. Evidemment, il faut au parlementaire un statut et des moyens. Mais à partir du moment où cela concerne l’argent public, il faut aussi davantage de contrôle. Et pas seulement de l’autocontrôle, comme le réclament les avocats de François Fillon. Ceux qui invoquent l’atteinte au principe de la séparation des pouvoirs ont une interprétation très large, trop large. Le principe de séparation des pouvoirs est trop important pour être mis à toutes les sauces. Il ne doit pas être utilisé pour qu’on ne puisse pas enquêter sur un candidat à la magistrature suprême.