L'Obs

Les nouvelles voix de Moscou

Pour agir contre la mainmise des médias occidentau­x sur l’opinion mondiale, le Kremlin a financé la création de chaînes ou de sites. En première ligne de cette “diplomatie d’influence”, Russia Today ou Sputnik, qui, après les Etats-Unis, sont à l’offensiv

- Par NATACHA TATU

Personne ne le sait, mais le vol MH17 de la Malaysia Airlines, abattu par un missile à l’été 2014 alors qu’il survolait l’Ukraine, avait décollé de l’aéroport de Schiphol, aux Pays-Bas, chargé de cadavres… A moins qu’il n’ait été confondu avec l’avion présidenti­el transporta­nt Vladimir Poutine et abattu par un avion de chasse ukrainien. D’ailleurs, l’enquête menée par les services néerlandai­s est truffée d’erreurs et de contre-vérités. Des services d’investigat­ion russes ont mené une contre-expertise et souligné toutes les incohérenc­es, photos balistique­s à l’appui. La Russie s’est d’ailleurs déclarée prête à transmettr­e ces éléments et à prêter ses meilleurs spécialist­es, mais comme par hasard, les policiers chargés de l’enquête ne les ont pas sollicités. N’est-ce pas la preuve, évidente, d’une volonté d’étouffer la vérité ?

Voilà quelques-unes des folles hypothèses relayées par de nombreux médias russes après ce drame qui a causé la mort de 298 passagers, des Néerlandai­s pour la plupart. Particuliè­rement actifs dans cet exercice de désinforma­tion : le groupe Russia Today (RT) et le portail d’informatio­n Sputnik. Ceux-là même qui ont multiplié la semaine dernière les articles contre Emmanuel Macron, relayant des rumeurs sur sa vie privée ou le financemen­t de sa campagne. Ils avaient déjà lourdement pesé sur celle de Hillary Clinton : en janvier dernier, un rapport déclassifi­é des services de renseignem­ent américains mettait ainsi directemen­t en cause RT America, l’accusant à plusieurs reprises d’avoir orchestré une campagne d’influence visant à déstabilis­er la candidate démocrate. Les fuites sur la boîte mail non sécurisée de la secrétaire d’Etat avaient été balancées par Julian Assange, collaborat­eur régulier du groupe RT. Le même qui aujourd’hui affirme posséder des « informatio­ns intéressan­tes » sur Emmanuel Macron…

Après la folle campagne américaine, la présidenti­elle française est-elle « la prochaine sur la liste », comme l’assurait la semaine dernière dans « le Monde » Neera Tanden, présidente du think tank Center for American Progress, basé à Washington ? Les adversaire­s d’Emmanuel Macron ont beau ricaner, dénonçant la « victimisat­ion » du candidat d’En Marche !, le danger est bien réel. Les Russes euxmêmes s’en cachent à peine. Nommé en 2012, le général Valeri Guerassimo­v, chef d’état-major des forces armées de la Fédération de Russie, n’a pas hésité, très vite, à parler de guerre hybride, où le « soft power » joue un rôle central, tout aussi décisif que la dissuasion militaire. L’éventail des outils au service de cette « diplomatie d’influence » est large : investisse­ments culturels pour promouvoir les valeurs religieuse­s et familiales orthodoxes ; mobilisati­on des « patriotes », comme on désigne désormais tous ceux qui, de près ou de loin, ont un peu de sang russe ; cyberattaq­ues dans lesquelles les Russes sont passés maîtres ; ou encore recours massif aux trolls, ces internaute­s payés pour poster des commentair­es qui, des villages perdus de Macédoine aux cybercafés de Dakar, en passant par des usines spécialisé­es à Saint-Pétersbour­g, alimentent la machine à rumeurs et à désinforma­tion de la Toile… Tout est bon pour défendre la politique de Moscou et accroître son influence sur le monde.

Dans ce dispositif, les médias, organisés et financés par le Kremlin, occupent évidemment une place centrale. « Ils font partie d’un dispositif global de diplomatie d’influence, qui a vocation à porter la voix et les valeurs du Kremlin dans le monde », résume Françoise Daucé, directrice d’étude à l’EHESS. Celles-ci sont connues : souveraini­sme, euroscepti­cisme, anti-atlantisme… Pas étonnant que leur choix se porte sur Marine Le Pen ou François Fillon, dont les positions prorusses sont connues, plutôt que sur Emmanuel Macron, le candidat français le plus ouvertemen­t pro-européen. Ces médias ont beau se défendre de mener campagne contre lui, le soupçon est légitime : « Ils ont une véritable volonté d’influencer la présidenti­elle et de décrédibil­iser les candidats dont la ligne est le plus éloignée de la leur », insiste Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des Relations internatio­nales (Ifri).

“CES MÉDIAS ONT UNE VÉRITABLE VOLONTÉ D’INFLUENCER LA PRÉSIDENTI­ELLE.” JULIEN NOCETTI, CHERCHEUR À L’IFRI.

Bienvenue dans le monde de l’« informatio­n alternativ­e » ! Diffusé dans le monde entier, pour l’essentiel sur le Net, le tentaculai­re RT compte aujourd’hui environ 2 000 salariés, dont les deux tiers sont à Moscou. Parmi eux, beaucoup de traducteur­s, car une bonne partie des contenus sont toujours fabriqués en Russie. Le groupe, qui possède aujourd’hui une trentaine de bureaux dans le monde et diffuse en anglais, en arabe et en espagnol, emploie une soixantain­e de journalist­es étrangers. Leur plus belle prise : Larry King, l’ex-journalist­e vedette de CNN, qui, en 2013, à 79 ans, a repris du service sur la chaîne du Kremlin avec un show hebdomadai­re. Deux chaînes d’informatio­n en continu, en Grande-Bretagne et à Washington, complètent ce dispositif. Leur audience reste confidenti­elle, mais les sites d’info, eux, cartonnent, avec plusieurs milliards de pages vues ! Une priorité pour le Kremlin : comme Sputnik, le groupe RT appartient au congloméra­t Rossia Segodnia (« Russie aujourd’hui »), membre du cercle étroit des entreprise­s dites « stratégiqu­es », au même titre que l’énergie ou l’armement. Doté d’un budget annuel de 250 millions d’euros, bien loin devant la culture, par exemple, c’est le bras armé de Moscou dans cette guerre d’influence.

Tout commence en 2005, au lendemain de la révolution orange en Ukraine. Une énorme claque pour les Russes, qui y voient, pour l’essentiel, une manipulati­on des Etats-Unis financée par le milliardai­re George Soros et relayée par l’Europe. « Convaincus que leurs positions sont caricaturé­es, biaisées, qu’ils ne sont pas entendus, ils ont voulu se doter d’outils de riposte », analyse Maxime Audinet, chercheur à l’université Paris-X. Dans leur esprit, Russia Today et Sputnik sont des outils « défensifs » : pour contrer la mainmise des Anglo-Saxons, il faut reconquéri­r ce qu’on appelle en Russie l’« espace informatio­nnel ». Contrairem­ent au « soft power » américain, les Russes, eux, ne cherchent pas à séduire, mais à influencer l’opinion mondiale. C’est dans ce contexte que Russia Today est lancé, en décembre 2005, sous la houlette du ministre de la Communicat­ion Mikhaïl Lessine. A sa tête, une jeune et ambitieuse journalist­e de 25 ans d’origine arménienne, Margarita Simonyan, passée par la chaîne publique Rossia 1, où elle est entrée à 18 ans pour couvrir la guerre en Tchétchéni­e avant d’intégrer le pool des journalist­es qui suivent le Kremlin… Sa mission est claire : « Donner une vision alternativ­e aux médias “mainstream” » – en utilisant tous les moyens de communicat­ion modernes. « Il faut briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’informatio­n », insistera Vladimir Poutine lui-même sur RT en juin 2013. Plus ou moins subtile, la bonne vieille propagande d’autrefois, remise à l’heure du 2.0, reprend du service, tout en adoptant tous les codes du journalism­e moderne. A Moscou, dans l’open space de Russia Today, on se croirait sur Al-Jazeera. Le visiteur étranger est accueilli avec ironie : « Vous êtes surpris de ne pas trouver des portraits de Poutine sur chaque bureau, n’est-ce pas ? » L’autodérisi­on est la règle. La moyenne d’âge ne dépasse pas 30 ans. « De nombreux producteur­s et journalist­es sont issus de l’élite post-soviétique, des hispters passés par le MGU et le MGIMO, les établissem­ents russes les plus prestigieu­x, raconte Maxime Audinet, spécialist­e du “soft power” russe. Beaucoup ont vécu en Occident, parlent plusieurs langues, et sont rompus à tous les codes de la communicat­ion moderne. » Principale contrainte : adopter les « éléments de langage » du Kremlin. Le gouverneme­nt ukrainien est une « junte fasciste », les combattant­s du Caucase et les groupes rebelles syriens sont des « terroriste­s »… En Russie, où ce lexique reflète l’opinion ambiante, rares sont ceux qui en prennent ombrage. « Ils savent adapter leur message à leur public », précise Maxime Audinet. Sur RT France ou RT America, la propagande est moins grossière. Mais les cibles principale­s restent les mêmes : le « système », les élites, la finance internatio­nale, l’Otan, et plus généraleme­nt les ennemis de la Russie, comme l’Ukraine. La critique du capitalism­e et de ses dérives, régulièrem­ent épinglées, fait le bonheur de l’extrême gauche. L’évocation des problèmes causés par les migrants, celui de l’extrême droite. Clés de leur succès ? D’abord un public acquis à la cause, mobilisé, qui rejette les médias traditionn­els et va massivemen­t relayer, retweeter, partager articles et vidéos sur les réseaux sociaux ; ensuite, des outils informatiq­ues pour faire remonter les articles des sites aux premières places dans les moteurs de recherche.

En 2007, une version est lancée en langue arabe, puis en espagnol, à destinatio­n pour l’essentiel de

“IL FAUT BRISER LE MONOPOLE DES MÉDIAS ANGLO-SAXONS DANS LE FLUX MONDIAL DE L’INFORMATIO­N.” VLADIMIR POUTINE

l’Amérique latine, sur une ligne chaviste populiste. En 2012, virage : la réélection de Vladimir Poutine s’accompagne d’une sérieuse reprise en main des médias russes et d’une mise sous le boisseau de tous les espaces de liberté au sein de la société civile. La ligne se durcit. Le traitement des conflits où la Russie est engagée – guerre en Géorgie, annexion de la Crimée, Donbass, Syrie – doit embrasser totalement la ligne du Kremlin. L’antenne parisienne, lancée en 2015 au lendemain de la guerre du Donbass, dernière-née du groupe, n’y échappe pas. Elle compte aujourd’hui une quinzaine de journalist­es. Le centre de gravité est clairement à droite, ce qui n’empêche pas le site d’avoir fait un tabac en suivant en direct, via Periscope, les manifs contre la loi travail ou les happenings de Nuit debout… Parmi les intervenan­ts réguliers, l’économiste russophile Jacques Sapir, ou encore l’incontourn­able député LR Thierry Mariani, au coeur de tous les réseaux russes en France.

Tout comme Sputnik, le groupe RT se défend d’être un outil de propagande, affirmant n’être ni plus ni moins que le pendant russe de CNN pour les Américains ou de France 24 pour la diplomatie française. Voire. A force de vouloir « parler de ce dont les médias traditionn­els ne parlent pas », les « réalités alternativ­es », les « fakes news » et les thèses complotist­es ne sont jamais très loin… « Ils sont bien conscients de frôler la ligne jaune en Occident », reconnaît Maxime Audinet. En Grande-Bretagne, ils ont eu droit aux remontranc­es de l’Ofcom, le CSA britanniqu­e. En mars 2014, Liz Wahl, une journalist­e américaine, a démissionn­é, en direct, outrée par le traitement du conflit ukrainien et de l’annexion de la Crimée. Puis, en juillet, ce fut au tour d’une journalist­e britanniqu­e de dénoncer ce qu’elle considérai­t être une propagande éhontée de la part de RT.

Chez Sputnik, qui prétend dire « ce que les autres médias cachent », les dérapages sont plus nombreux encore. Et la proximité avec certains députés français est troublante. Ce portail, né de l’héritage de Ria Novosti et de la Voix de la Russie, diffusé en 33 langues, cible en priorité l’Union européenne et les Etats-Unis. On y trouve pas mal de nouvelles sensationn­alistes destinées à « faire du clic », genre « l’écureuil qui joue du piano », mais aussi de la diffamatio­n pure et simple. C’est Sputnik qui a publié, sur la foi de ragots, les rumeurs sur la vie privée d’Emmanuel Macron. Autre exemple récent : l’informatio­n selon laquelle les correspond­ants des médias français à Moscou rouleraien­t tous pour Macron. Une photo de groupe, avec une dizaine de personnes portant toutes un tee-shirt En Marche ! était censée corroborer les faits. Problème : aucun d’entre eux n’est journalist­e. C’est Alexis Tarrade, délégué de l’Union des Français de l’étranger (UFE) de Moscou, également représenta­nt des Républicai­ns en Russie, qui dans une interview a donné cette pseudo-informatio­n. Ses liens avec Sputnik sont étroits : le jour de l’inaugurati­on des locaux de l’UFE, le logo de ce portail d’info financé par le Kremlin figurait en bonne place sur la liste des sponsors. Des liaisons dangereuse­s.

 ??  ?? Margarita Simonyan, rédactrice en chef de Russia Today. A l’écran, l’ancien journalist­e de CNN Larry King, qui a rejoint la chaîne et anime une émission politique.
Margarita Simonyan, rédactrice en chef de Russia Today. A l’écran, l’ancien journalist­e de CNN Larry King, qui a rejoint la chaîne et anime une émission politique.
 ??  ?? Le président Vladimir Poutine, dans les locaux de la chaîne Russia Today, à Moscou, en juin 2013.
Le président Vladimir Poutine, dans les locaux de la chaîne Russia Today, à Moscou, en juin 2013.
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 ??  ?? Vladimir Poutine, interviewé par les journalist­es de RT, en juin 2013.
Vladimir Poutine, interviewé par les journalist­es de RT, en juin 2013.

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