L'Obs

Le testament de Todorov

Le philosophe et linguiste est mort le 7 février. Au moment même où sort son ultime essai, qui raconte la lutte des artistes soviétique­s contre le pouvoir stalinien. Une histoire qui lui tenait à coeur, car elle le renvoyait à son enfance dans la Bulgarie

- Par BERNARD GÉNIÈS

Pour Staline, les écrivains devaient être « les ingénieurs de l’âme ». L’expression peut sembler incongrue : en quoi les âmes des citoyens soviétique­s avaient-elles besoin de technicien­s ? Dans l’esprit du Petit Père des Peuples, la formule est pourtant on ne peut plus fondée, les artistes n’étant destinés qu’à être les serviteurs d’une ligne politique ne souffrant aucun débat. Dans son dernier livre, publié quelques jours après sa mort (survenue le 7 février dernier), Tzvetan Todorov revisite le pays de ces « ingénieurs » malgré eux. Conçu sous la forme d’un diptyque, son ouvrage évoque d'abord le destin d’une quinzaine d’artistes russes (des écrivains principale­ment) cependant qu’un deuxième volet retrace le parcours du peintre Kazimir Malevitch. La période est encadrée par deux dates : 1917 (année des révolution­s de février et d’Octobre) et 1941 (année de l’entrée en guerre de l’URSS contre l’Allemagne). Une nouvelle histoire de l’art prolétarie­n sous la dictature stalinienn­e ? Dans son introducti­on, Todorov précise que ses choix ont été dictés par son « admiration pour les oeuvres produites par ces artistes », et qu’il a laissé de côté « les créateurs qui se contentent d’exécuter docilement les consignes du parti ».

Deux problémati­ques déterminen­t son approche. La première porte sur les liens que les avant-gardes artistique­s entretienn­ent avec l’idée de révolution ; la seconde, sur les rapports que ces mêmes artistes ont entretenus avec le pouvoir né des événements d’octobre 1917. Pour le peintre Kazimir Malevitch, figure de proue du suprématis­me, ces questions peuvent se résumer en une seule : « Est-ce l’art qui va vers le peuple ou le peuple vers l’art ? » Encore faudrait-il que cet art soit défini. Pour Malevitch, il faut « détruire toutes les bases de l’ancien ». Seule la nouveauté importe.

L’essai de Todorov pointe la maigreur du capital culturel des dirigeants bolcheviqu­es. Après la disparitio­n de Lénine, la mainmise de Staline sur l’appareil d’Etat va se concrétise­r par un nettoyage en profondeur de la scène artistique, au terme duquel quelques-uns des plus ardents défenseurs de la révolution seront éliminés, tels le metteur en scène Meyerhold et l’écrivain Isaac Babel, exécutés au début de l’année 1940. Des artistes pourtant vont réussir à survivre physiqueme­nt. Todorov cite Boulgakov, Eisenstein, Pasternak, Chostakovi­tch. Mais l’écrivain qui l’intéresse le plus, c’est Zamiatine, l’auteur de « Nous autres ». Dans ce roman d’anticipati­on, l’ancien ingénieur dénonce tout à la fois, selon ses propres mots, « le pouvoir hypertroph­ié des machines et le pouvoir hypertroph­ié de l’Etat ». Le livre sera évidemment interdit de publicatio­n en URSS et Zamiatine ne devra son salut qu’à l’interventi­on de Gorki, l’écrivain qui pouvait encore murmurer à l’oreille de Staline : en 1931, Zamiatine obtint son billet pour Paris, ville où il meurt six ans plus tard.

Comme le note Todorov, « la résistance directe est quasiment impossible ». Pour lui, la rencontre entre les révolution­naires de l’an 17 et les artistes n’a pas eu lieu : « l’homme nouveau » des uns ne peut pas dialoguer avec l’art nouveau des autres. Malevitch ne veut croire qu’au seul pouvoir de la peinture et à son autonomie : « L’art ne sera pas propagandi­ste, affirme-t-il, il sera comme tel. » Le titre du livre de Todorov vient rappeler que son auteur voulait croire à ce pouvoir-là – celui d’un art autonome, libéré de toute contrainte idéologiqu­e.

Mais ce n’est pas tout. Si Todorov s’est penché sur cette part de l’histoire russe, c’est parce qu’elle venait faire écho à sa propre biographie (la figure d’un père attaché à la culture russe, une enfance vécue dans la Bulgarie communiste de l’après-Seconde Guerre mondiale). Au crépuscule de sa vie, il a donc choisi de saluer la mémoire de ces artistes écrasés sous le joug de Staline. Aujourd’hui, celui-ci est voué aux gémonies, tandis que l’on continue d’admirer ceux-là, de lire leurs livres, de regarder leurs oeuvres dans les musées. Tzvetan Todorov peut donc bien annoncer leur triomphe.

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