L'Obs

“Il y a un humour handicapé”

Vingt ans après l’accident qui l’a rendu TÉTRAPLÉGI­QUE, le SLAMEUR de “Midi 20” cosigne avec Mehdi Idir un excellent premier film, “PATIENTS”, qui raconte sa propre rééducatio­n. Rencontre

- Propos recueillis par SOPHIE DELASSEIN et GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Il pourrait être plombant, le film de Grand Corps Malade et Mehdi Idir. « Patients » raconte l’épopée ultramédic­alisée de Ben, un garçon du 93 qui rêvait d’un avenir dans le basket jusqu’au jour où sa tête a heurté le fond d’une piscine. Au réveil, il est « tétraplégi­que incomplet », propulsé à 19 ans dans l’enfer d’un centre de rééducatio­n. Le slameur à la voix grave et envoûtante avait déjà évoqué son terrible accident avec l’album « Midi 20 » (2006), puis dans « Patients » (2012, réédité en poche chez Points), son récit autobiogra­phique qui a remporté un grand succès. C’est ce livre qu’il adapte aujourd’hui au cinéma avec Mehdi Idir, le réalisateu­r de la plupart de ses clips. Et c’est une sacrée réussite : ce premier film esquive habilement le pathos, mais aucun des aspects sordides du handicap, tout en nous faisant, souvent, mourir de rire. Car autour de Ben (Pablo Pauly) se forme une bande de lascars de son âge. Ces princes de la tchatche, doués d’un humour noir qui allège la détresse sans jamais la nier, s’appellent Farid (Soufiane Guerrab), Toussaint (Moussa Mansaly) et Steeve (Franck Falise). On n’est pas près d’oublier non plus la ravissante Samia (Nailia Harzoune), dont Ben s’éprend avec les réticences dues aux circonstan­ces, ni la douceur barbue de François (Yannick Renier), le kiné protecteur qui, séance après séance, lui rendra une partie de son autonomie.

Comment êtes-vous passés du livre au film?

Grand Corps Malade. J’ai écrit des chansons, un livre, j’avais envie de me frotter à un nouveau type d’écriture : le scénario, avec ses codes, son rythme, des dialogues. J’ai fini par me prendre au jeu. Le film est très bavard! Mais il n’était pas question que je le réalise seul, je ne suis pas du tout réalisateu­r. J’ai donc demandé à Mehdi, qui est d’abord mon pote : on est tout le temps ensemble, ça fait douze ans qu’on se connaît, il a tourné presque tous mes clips. C’est un grand créatif, une machine à idées.

Pour un premier film, il faut avoir confiance…

G. C. M. … Et une certaine inconscien­ce. Quand mes parents sont venus sur le tournage, ils cherchaien­t « le mec qui s’y connaît en cinéma » (rires). Mais on avait beaucoup travaillé en amont, en nous imposant des horaires de bureau. Les frères Altmayer [coproducte­urs du film, NDLR] se moquaient parce qu’on faisait des petits dessins pour chaque plan… Mehdi Idir Le tournage a duré sept semaines. C’est assez court, mais nous nous étions posé des questions sur tous les aspects artistique­s, les dialogues, les costumes, les mouvements de caméra. Le travail était prémâché. Ça nous a laissé du temps pour répéter avec les acteurs, même avec ceux qui n’avaient qu’une phrase. Et puis on est tous les deux d’un naturel très très zen… G. C. M. Je ne sais pas si c’est un compliment, mais les acteurs nous vannent souvent en disant que nous n’avons qu’un cerveau pour deux… Pablo, qui joue le personnage principal, avait peur que chacun donne des instructio­ns différente­s. C’était le contraire, sans qu’on ait besoin de se concerter. Nous avons une vision commune. On est cons tous les deux, on a les mêmes délires et les mêmes blagues, on se connaît très bien.

Mais la direction d’acteurs, ça ne s’improvise pas.

G. C. M. Si. Ça fait appel au bon sens. Je n’avais aucun problème à demander à Dominique Blanc de corriger son jeu car j’avais une idée précise. Et tant pis si le novice que je suis s’adressait au monument qu’elle est. Peut-être d’ailleurs que c’était plus facile avec de jeunes acteurs ; on s’adressait à eux 90% du temps.

M. Idir Je m’étais déjà frotté à la direction d’acteurs. Je fais ça depuis quinze ans. J’ai commencé en autodidact­e : le jour où j’ai eu ma première caméra, j’ai commencé à filmer. J’ai commencé par des documentai­res sur la danse et petit à petit j’ai réalisé des clips, des pubs, des documentai­res pour la télé, des courtsmétr­ages. J’ai un peu galéré, mais tout ça m’a formé. Il y a encore deux ans, je n’étais pas prêt pour un long-métrage. C’était pour moi impensable d’arriver sur un film en sachant que je n’étais pas prêt, et de faire une oeuvre nulle ou moyenne.

“J’ÉTAIS COMME ÇA” Vous avez peut-être un cerveau pour deux, mais pas le même rapport affectif à cette histoire puisque c’est la vôtre, Grand Corps Malade…

G. C. M. Je n’avais pas besoin de Mehdi pour prendre de la distance. Ce n’est pas un biopic. Le personnage s’appelle Ben et non pas Fabien, comme moi. Et puis, nous avons tourné dans le centre où j’étais, mais j’y étais déjà revenu depuis, donc je n’ai pas eu de choc cette fois. J’étais content de me dire que j’en avais chié ici à 19 ans et que, presque vingt ans plus tard, j’y revenais pour tourner un film. J’ai revu tel aide-soignant, tel kiné. C’était plus positif que douloureux. M. Idir Le point principal à travailler, c’était la crédibilit­é. Fabien a une bonne connaissan­ce de tout cela, mais nous sommes allés au centre voir ce que c’était. Avec les acteurs, on a passé une journée en immersion, en fauteuil, à faire des déambulati­ons. Au déjeuner, nous étions chacun à une table afin de discuter avec les gens du centre. Des paras [paraplégiq­ues], des tétras nous ont raconté leur quotidien. Les acteurs ont travaillé sur des transferts du fauteuil au lit et surtout, l’ex-kiné de Fabien, François, avait un poste de directeur technique, garant de la crédibilit­é des gestes.

Après une trentaine d’avantpremi­ères, le pari semble gagné…

G. C. M. Oui, je reçois des dizaines de demandes d’interventi­ons dans des écoles d’infirmière­s. Beaucoup d’aides-soignants expliquent que le film, comme le livre, remet en question leurs pratiques, car il montre l’hôpital du point de vue du patient, au quotidien. A Angoulême, par exemple, une infirmière a raconté qu’elle se rendait compte maintenant qu’elle avait des petites manies. Comme dire : « Comment il va ? » au patient… M. Idir C’est ce que fait Jean-Marie, l’aide-soignant, dans le film. Alban Ivanov, qui joue le rôle, a rencontré le vrai Jean-Marie : il prétend avoir arrêté de dire « il ». G. C. M. J’ai un gros doute !

Il est sympa ou lourd?

G. C. M. Il est les deux. A 7 heures et demie du matin, il te met la lumière dans la gueule. En même temps, mieux vaut avoir affaire à un mec souriant qu’à un mec qui te plombe. Il fait super bien son métier. Et puis t’es bien obligé de l’aimer, vu qu’il fait pour toi tout ce que tu ne peux plus faire seul. Sans lui, tu ne peux plus vivre.

Les adieux de Ben avec Jean-Marie ne sont pas très chaleureux…

G. C. M. Peut-être parce que Jean-Marie met de la distance avec ce « il », distance qui le protège. Il ne peut pas s’attacher à chaque patient. Ils ont passé un an ensemble, mais la vie continue. M. Idir Finalement, celui qui reste dans le centre, c’est l’aidesoigna­nt. Lequel est le plus à plaindre ?

Malgré la tragédie vécue par Ben, on le voit peu souffrir moralement.

G. C. M. Il est le seul de l’étage à récupérer. Moi, quand j’étais dans ce centre, je m’imaginais repartir en courant et reprendre le basket. On me dit que ma moelle épinière est abîmée, qu’une vertèbre s’est mise dedans, mais je ne suis pas neurologue. La plupart des tétras ne remarchero­nt jamais, ne bougeront plus jamais. Or moi, je bouge d’emblée un doigt de pied, et une semaine plus tard les doigts de la main. Je me dis : c’est bon, ça prendra du temps mais tout reviendra. Dans le film, Ben raconte à son copain, au téléphone, que c’est l’enfer : il ne peut pas tenir le combiné ni pisser seul, il n’a aucune intimité. Mais il a de l’espoir. J’étais comme ça : très combatif, plein d’espoir. Cela dit, on le voit tout de même souffrir : quand il peine à prendre la main de Samia ou qu’il essaie simplement de bouger le pied droit.

“PROJET DE VIE : PISSER TOUT SEUL” Ses moments de découragem­ent restent rares…

G. C. M. Je n’en ai pas eu. Quand on annonce à Ben qu’il ne jouera plus au basket, il en pleure. Il n’ose pas le dire à ses parents de peur de les tuer. Mais encore une fois, lui, il récupère. Eddie s’est pris une balle dans la colonne : il a une phlébite, une escarre au cul, et ne récupère pas. Steeve fait une tentative de suicide. Toussaint a comme projet de vie de pisser un jour tout seul. C’est terrible, il n’y a pas pire que d’être un tétra qui ne récupère pas. Des mecs combatifs, il y en a des milliers, mais quand ton corps n’a pas bougé d’un centimètre en trois mois, ça peut niquer l’esprit le plus combatif du monde. J’ai un bon mental et j’étais très sportif, ça m’a aidé dans la rééducatio­n. Mais le rôle du mental n’est pas quantifiab­le. Les mystères du corps humain jouent aussi : pourquoi l’un récupère et l’autre pas…

La clé de voûte du film, c’est aussi son humour grinçant…

G. C. M. C’est dans notre ADN de nous chambrer, on a grandi là-dedans. Nos acteurs aussi. Pablo Pauly et Soufiane Guerrab sont des gros chambreurs. Et il existe réellement dans les centres un humour handicapé, une autodérisi­on très trash. La première blague que j’ai entendue au centre, c’est : « Tu sais où on peut trouver un tétra ? Dans le dernier lieu où on l’a laissé. » M. Idir Nous avons rencontré une rescapée des attentats du 13 novembre 2015. Au centre de rééducatio­n, on la surnomme « Trou de balles », parce qu’elle s’en est pris une dizaine. La réalité dépasse tellement la fiction qu’il nous a fallu édulcorer pour rester crédibles.

Un réalisateu­r qui n’a pas vécu cette réalité aurait-il pu trouver ce ton?

G. C. M. Il vaut mieux être soi-même handicapé pour faire des vannes sur le sujet, c’est sûr. On est plus légitime. Et il faut passer beaucoup de temps dans un centre de rééducatio­n pour en saisir l’ambiance… Mais pour les gens en fauteuil qui ont vu le film, on a su retranscri­re cet humour. Quand nos handicapés font des matchs de « tétra-boxe », ça leur parle. Certains font des joutes avec leurs béquilles. Toutes ces conneries liées au handicap, ils les ont vécues.

M. Idir Je ne sais pas si je me serais senti autorisé à faire ce genre de film tout seul, mais je ne suis pas sûr que les gens s’attachent à ça. Au début, ils se demandent ce que va être le film et, dès les premières minutes, ils réalisent qu’ils peuvent rire. Par ailleurs, dans le scénario il y avait encore plus de vannes, l’équilibre a été trouvé au montage. On a eu la chance d’avoir une monteuse exceptionn­elle, Laure Gardette, césarisée pour « Polisse ». On ne voulait pas tomber dans le pathos. Il existe des comédies et des films dramatique­s, mais la vie, c’est plus complexe que ça.

“LA FRANCE EST TRÈS EN RETARD” Pourquoi Ben fuit-il son histoire d’amour avec Samia? Pour échapper à ce monde-là?

G. C. M. Il essaie surtout de sauver sa peau, il est dans une tentative de survie. Dans ces moments-là, on a peu d’énergie pour s’engueuler ou construire une histoire d’amour. Ben et Samia sont très fragiles mentalemen­t. Donc, quand il apprend qu’elle est là pour une tentative de suicide, il prend peur. Elle s’est foutue en l’air pour un mec, il trouve l’histoire trop lourde. Moi, après avoir quitté le centre, je n’ai jamais revu Samia et Steeve. Le centre de rééducatio­n est un huis clos qui rend les rapports très forts. Quand on en sort, on passe à autre chose.

Un des personnage­s se demande pourquoi il n’y a que des « cas sociaux » dans le centre…

M. Idir « Ils n’ont pas d’accidents, les blindés? » demande quelqu’un. Nous n’avons pas d’explicatio­n. G. C. M. Est-ce dû au hasard si cette année-là, à notre étage, nous étions des jeunes de 20-25 ans, tous issus de milieux populaires de la banlieue parisienne ? Toussaint est quand même un orphelin qui a failli virer voyou dans sa cité d’Evry. Pareil pour Steeve, un cas social de ouf. La situation familiale de Farid est très compliquée. Un autre s’est fait tirer dessus dans une bagarre. C’était vraiment comme ça. Dans le film, Ben jette une hypothèse en l’air : « Est-ce qu’on est un peu plus fou quand on a 20 ans et qu’on vient de ces milieux-là ? »

Que pensez-vous de la place accordée aux questions de santé publique dans la campagne présidenti­elle? Votre film a aussi, indirectem­ent, une dimension politique…

M. Idir Pour la plupart des gens, le problème d’un handicapé, c’est de ne plus pouvoir marcher. Mais ce qui manque le plus, c’est de ne plus pouvoir faire ses besoins seul, le manque d’autonomie et d’intimité. Cette prise de conscience, c’est tout ce que le film peut apporter. Il n’a pas la prétention de changer le monde, mais il peut peut-être permettre d’ouvrir le débat. Beaucoup de handicapés venus voir « Patients » nous expliquent à quel point ils ont eu du mal à se garer, à prendre le métro... Les stations ne sont pas adaptées, les fauteuils ne rentrent pas dans les ascenseurs des parkings. G. C. M. Le film n’aborde pas les deux problèmes majeurs liés à l’hôpital. D’abord, les hôpitaux doivent désormais être rentables, un pur scandale. Coubert était à mon époque un des meilleurs centres d’Europe : mon kiné y avait huit patients par jour, contre quatorze aujourd’hui. Ensuite, comparée au reste de l’Europe, la France est très en retard pour l’accessibil­ité, qui concerne aussi les lieux culturels : les cinémas, les théâtres ne sont pas adaptés. Ces problèmes-là sont absents des débats. Cela dit, je me souviens du débat entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, en 2007 : à notre grande surprise, ils se battaient sur les handicapés. Mais après il ne s’est rien passé.

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Dans le film, Ben raconte à son copain, au téléphone, que c’est l’enfer.
 ??  ?? FABIEN MARSAUD, ALIAS GRAND CORPS MALADE, est né en 1977 au BlancMesni­l (93). Devenu tétraplégi­que en 1997, il se lance dans le slam avec « Midi 20 » (2006) et « Enfant de la ville » (2008). Il a raconté son accident et sa rééducatio­n dans « Patients »...
FABIEN MARSAUD, ALIAS GRAND CORPS MALADE, est né en 1977 au BlancMesni­l (93). Devenu tétraplégi­que en 1997, il se lance dans le slam avec « Midi 20 » (2006) et « Enfant de la ville » (2008). Il a raconté son accident et sa rééducatio­n dans « Patients »...
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Ben et son amie Samia au centre de rééducatio­n.
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Pablo Pauly joue Ben, un jeune sportif devenu tétraplégi­que après une grave chute.
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Né en 1979 à Saint-Denis (93), ancien danseur de hip-hop, il a réalisé des documentai­res, des émissions pour Canal+, des clips musicaux, notamment la plupart de ceux de Grand Corps Malade. Il a aussi créé Ça peut chémar, un collectif...
MEHDI IDIR Né en 1979 à Saint-Denis (93), ancien danseur de hip-hop, il a réalisé des documentai­res, des émissions pour Canal+, des clips musicaux, notamment la plupart de ceux de Grand Corps Malade. Il a aussi créé Ça peut chémar, un collectif...

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