“La gauche a échoué dans les quartiers”
Alors que l’affaire Théo relance la question du rapport de la classe politique aux banlieues, l’humoriste engagé Yassine Belattar, ancien soutien de Hollande, raconte la désillusion au terme du quinquennat socialiste
De quoi l’affaire Théo est-elle le nom?
D’une dérive ! Malheureusement, ma génération s’est habituée au fait que les forces de l’ordre puissent déraper. Beaucoup de noms résonnent dans nos têtes : Bouna Traoré et Zyed Benna à Clichysous-Bois en 2005, Moushin Sehhouli et Laramy Samoura à Villiers-le-Bel en 2007, Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise l’année dernière… Mais là, Théo n’étant pas mort, on a pour une fois un témoignage de la surenchère qui peut exister lors d’un contrôle de police. La question est simple : un Théo pour combien de silences? Et on a la réponse, parce que de plus en plus de langues commencent à se délier.
Vous êtes allé à Aulnay-sous-Bois la semaine dernière. Avez-vous entendu des témoignages rapportant des violences policières régulières?
Il s’agirait à Aulnay d’une brigade en particulier, celle qui a fait du mal à Théo. On
aurait donc affaire à des récidivistes. Si c’est confirmé, on ne lâchera pas jusqu’à ce que ces gens-là ne soient plus liés, d’une manière ou d’une autre, à la police. On attend un acte symbolique, particulièrement de la part de la gauche: il y a eu le mariage pour tous, il faut maintenant la justice pour tous.
Justement, nous arrivons à la fin de ce quinquennat qui a vu la gauche revenir au pouvoir. La situation dans les banlieues s’est-elle améliorée par rapport à 2012?
Non, elle est bien pire ! La gauche a échoué. Alors que ce quinquennat aurait dû améliorer le vivre-ensemble après « Charlie » et le 13 novembre, la gauche a ruiné notre capacité à nous projeter tous ensemble. Il y a un vrai clivage aujourd’hui, bien plus présent qu’il y a cinq ans, entre la banlieue et le reste de la France. François Hollande ne pourra pas s’exonérer de ce triste constat. Il y a désormais une double accusation. Avant, être banlieusard était problématique. Maintenant, c’est être banlieusard et musulman qui est problématique.
En 2012, dans ses « 60 engagements », François Hollande promettait de « lutter contre le délit de faciès lors des contrôles d’identité » (engagement n° 30), d’« accorder le droit de vote aux élections locales aux étrangers » (engagement n° 50), de «mettre en oeuvre une nouvelle sécurité de proximité assurée par la police dans nos quartiers » (engagement n° 52)… Le fait qu’il n’ait pas tenu ses promesses a-t-il exacerbé encore les tensions?
Tous les numéros que vous venez de citer, il aurait dû les garder pour jouer au Loto! Evidemment que l’humiliation vient de là. La conséquence est tragique : les habitants de banlieue ont une nouvelle preuve qu’ils ne sont pas considérés comme les autres Français.
Vous étiez pourtant un partisan de François Hollande…
Oui, mais la gauche est amenée à disparaître. La marque socialiste n’a plus aucun retentissement sur les Français en général et sur les banlieusards en particulier. Car qui a fait élire François Hollande? C’est la banlieue, qui est le pétrole électoral de la gauche. Or, en 2017, les banlieusards n’iront pas voter. C’est la raison du renoncement de François Hollande. Il a pris conscience des conséquences de ses erreurs, dont la plus grande est d’avoir proposé la déchéance de nationalité. J’ai une anecdote qui illustre à quel point le sentiment de rejet est fort. Quand je disais que j’allais le voir, on me répondait que j’étais un traître. C’est quand même le président de la République, il n’y a personne au-dessus! Quand il t’appelle, tu mets une veste et tu vas le voir, ne serait-ce que pour essayer de le convaincre.
Est-il le seul responsable? Manuel Valls avait-il raison de parler d’un « apartheid territorial, social, ethnique » en France?
Manuel Valls est certainement l’homme politique que j’ai le plus combattu, alors qu’il fait prétendument partie d’une famille censée défendre les gens des quartiers. Durant ce quinquennat, il a tracé des clivages qui n’existaient pas avant. Par exemple, si tu n’étais pas « Charlie », c’est que tu étais avec les terroristes. Une
grande question est désormais posée: peut-on être identitaire et de gauche? Je constate qu’il y a des gens qui votent socialiste et qui disent que les musulmans sont un problème. On va payer très longtemps les discours de Manuel Valls, beaucoup de gens ont été profondément traumatisés. D’ailleurs, durant la primaire de la gauche, les électeurs ont voulu l’éliminer, comme ils ont voulu éliminer Nicolas Sarkozy avant.
A vos yeux, Manuel Valls est un identitaire?
Là où il s’est le plus trompé, c’est sur la laïcité. Moi, je suis pour la laïcité. Le problème, c’est que certains mecs avec qui j’ai grandi en sont arrivés à considérer la laïcité comme un gros mot. La laïcité, c’est noble, mais quand tu en fais un combat comme l’a fait Manuel Valls, ça devient risible, voire dangereux. La laïcité, c’est de garantir à tous une liberté de culte et de séparer l’Eglise de l’Etat, ce n’est pas de dire à certains que s’ils croient en Dieu, c’est qu’ils sont affiliés à Daech.
Ce quinquennat n’aurait donc pas permis à la gauche de trancher sa conception de la laïcité…
La laïcité n’est ni ouverte ni fermée. C’est comme la France, il n’y en a qu’une.
Plus largement, depuis plus de trente ans, à gauche comme à droite, on a multiplié les plans de rénovation des banlieues. C’est important d’avoir un habitat décent, mais les problèmes sociaux n’ont pas été réglés: la pauvreté, le chômage et l’échec scolaire restent très élevés dans les zones urbaines sensibles…
Je dis souvent que l’Anru [l’Agence nationale pour la Rénovation urbaine, NDLR], c’est l’Euro Millions des maires de banlieue. Moi, je suis pour la suppression du ministère de la Ville. Pourquoi aurait-on un ministère spécial pour les banlieusards? Comment des gens qui sont aussi proches paraissent être aussi loin ? Aulnay, c’est à vingt minutes de voiture de Paris! On ne désenclave pas en déversant du béton sur du béton. En banlieue, on n’a pas le droit à l’écologie, à la culture, aux nouvelles technologies? Il ne faut pas reconstruire les quartiers depuis Paris, mais avec les gens qui y habitent. Cela ne restera qu’une histoire d’argent si on ne remet pas les habitants au coeur du système. C’est en traitant tout le monde de manière égalitaire que l’on recréera de la mixité sociale.
Durant ce quinquennat, 60 000 postes auront tout de même été créés dans l’Education nationale…
Le vrai problème aujourd’hui, c’est que la gauche préfère affronter les mecs qui brûlent des voitures que les lobbys puissants, que ce soient les bailleurs sociaux qui sont de véritables marchands de sommeil ou, en l’occurrence, l’Education nationale. Est-il normal de dire à un jeune professeur qu’enseigner en banlieue va lui apporter des points qui lui permettront ensuite d’enseigner dans un établissement prestigieux ? La gauche se devait et se doit malheureusement toujours de réformer l’Education nationale en mettant les meilleurs professeurs dans les quartiers les plus difficiles. Cela rétablirait tout de suite un certain équilibre.
La gauche souhaite-t-elle vraiment « déghettoïser » les ghettos? Pourquoi n’a-t-elle jamais réussi malgré de grandes initiatives telles que SOS Racisme?
L’une des plus belles incarnations de la gauche, c’était Pierre Bérégovoy. Il disait que nous allions finir par ressembler à ce qu’on avait combattu. D’où l’émergence de la gauche caviar. Aujourd’hui, il n’y a jamais eu autant d’argent, mais on ne sait pas le redistribuer. C’est pourtant la gauche qui est censée savoir le faire le mieux. La gauche, c’est un bon sparring-partner, mais ce n’est pas un bon boxeur. Elle ne sait pas gagner. Chaque victoire a été un accident.
La gauche a quand même été plusieurs fois au pouvoir. Pourquoi cela n’a-t-il pas marché?
Parce qu’elle n’a jamais réussi à construire un projet de société commun. Pourquoi SOS Racisme est un échec? SOS, c’était le droit à la différence, alors que les Arabes et les Noirs des années 1980 demandaient le droit à l’indifférence. Les anciens des cités étaient beaucoup plus francisés que ma génération. Ils écoutaient les Bérurier noir et allaient aux concerts de Trust, le rap n’existait pas. Mais si tu étais contre SOS, tu étais raciste. Cela n’a pas marché parce que la gauche n’a longtemps mené que « la politique de la bavure » : dès qu’il y avait un mort, on construisait des terrains de foot. Résultat, on a été champion du monde de foot. Si on avait construit des bibliothèques, les mecs seraient peut-être astronautes. Mais le manque de considération n’a pas changé: on nomme Jack Lang à la tête de l’Institut du Monde arabe, on va chercher Jean-Pierre Chevènement pour parler de l’islam…
En 2007, Ségolène Royal, qui n’était pas en odeur de sainteté au PS, avait réussi à soulever un espoir dans les quartiers. Aujourd’hui, cela semble être le cas d’Emmanuel Macron, qui s’est lui aussi mis le parti à dos. Faut-il comprendre que les socialistes sont réticents à s’attirer les suffrages des banlieues?
En 2007, Nicolas Sarkozy avait donné une forte structuration politique aux quartiers, en les fédérant contre lui. Comme en 2012, d’ailleurs. Emmanuel Macron, lui, il a un projet, c’est de faire de tous les habitants des banlieues des chauffeurs Uber. Mais pourquoi ne leur propose-t-il pas plutôt de devenir les patrons d’Uber? Les banlieusards se demandent vraiment comment ils vont pouvoir s’intéresser à cette campagne.
Sur la laïcité, la sécurité, l’éducation, Benoît Hamon peut-il être plus intéressant que les autres candidats?
Si un mec joue dans une équipe de foot et qu’il perd 4-0, tu acceptes qu’il renie son équipe? Benoît Hamon, il a trente ans de parti. Ce n’est que par dépit qu’il a été frondeur. Le seul truc qu’il a trouvé à dire aux gens des banlieues, c’est de leur donner du shit et 600 euros s’ils ne travaillent pas. La réalité, c’est que la règle est désormais connue pour la banlieue: tu la laisses tout le quinquennat, et quand il y a une échéance électorale, tu y retournes. La gauche croit encore qu’on les attend. Mais la banlieue n’est plus un électorat acquis, c’est un électorat gâchis. C’est une campagne historique parce qu’on assiste au premier divorce réel entre la gauche et la banlieue.