L'Obs

Forum de Strasbourg

LE PROGRÈS EST IL ENCORE PROGRESSIS­TE ?

- PAR PIERRE HASKI

Le progrès est-il encore d’actualité ?

Une ombre a plané sur les Journées de l’Obs à Strasbourg, vendredi 3 et samedi 4 mars : celle de notre étrange élection présidenti­elle. Le thème de ces deux journées – « Le progrès est-il d’actualité? » – était, il est vrai, en parfaite résonance avec le pessimisme national français, et les sujets abordés étaient ceux que, hélas, cette folle campagne électorale ne traite pas.

Le public strasbourg­eois ne s’y est pas trompé, venu nombreux et avec une certaine gravité, aux rencontres et débats organisés à la librairie Kléber, au cinéma Odyssée et à l’Opéra, en partenaria­t avec la métropole de Strasbourg et avec « les Dernières Nouvelles d’Alsace » et France-Bleu.

Il fallait d’abord questionne­r la notion même de progrès, ce beau mot qui a accompagné les deux derniers siècles de transforma­tion de la France et du monde, avant de disparaîtr­e du vocabulair­e politique comme un terme devenu honteux.

Dès la première rencontre, le sociologue allemand Peter Wagner, auteur d’un livre justement titré « Sauver le progrès. Comment rendre l’avenir à nouveau désirable » (La Découverte, 2016), a donné le ton: « Nous avons vécu pendant deux siècles avec une certaine conception du progrès qui n’existe plus. Il faut repenser, réinventer

le progrès, nous en avons toujours besoin, mais on ne peut plus recourir à la conception d’avant. »

Nos sociétés industriel­les ont en effet fonctionné depuis le xixe siècle avec une croyance, une foi dans un progrès considéré comme « automatiqu­e », dans le « sens de l’histoire ». Des certitudes largement partagées selon lesquelles chaque génération vivrait mieux que celle qui l’avait précédée, et que les progrès de la science et de la technique se traduiraie­nt aussi en termes éthiques, moraux.

« Ce rêve des Lumières s’est fracassé sur les deux guerres mondiales, puis sur la victoire de l’idéologie de la rentabilit­é et de la performanc­e. Nous avons perdu la bataille des idées », s’est exclamée la philosophe Cynthia Fleury. Tout aussi sévère, Raphaël Glucksmann a estimé que « la déconstruc­tion des grands mythes progressis­tes de l’histoire n’a pas été suivie d’un remplaceme­nt : nous avons été incapables de reformuler des idéaux progressis­tes crédibles. Il y a une véritable réticence des intellectu­els de gauche à croire en de nouvelles espérances, laissant la place au “déclinisme” et à un discours “c’était mieux avant” qui fonctionne ».

En entrant dans le vif du sujet, dans certains domaines où la notion de progrès est la plus « palpable », on en réalise toute l’ambiguïté, qu’il s’agisse de la santé ou de l’éducation, de ce qu’il y a dans nos assiettes; de la révolution numérique aussi, tant celle-ci imprègne chaque dimension de nos vies et la transforme, parfois à notre insu.

Plusieurs débats lui ont été consacrés dans ces Journées, en rappelant d’entrée de jeu, comme l’a fait Xavier de La Porte, de « l’Obs », que l’utopie libératric­e sinon libertaire de la Silicon Valley a cédé progressiv­ement la place à une critique féroce de l’hégémonie des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon).

L’économiste Julia Cagé a souligné que, « si l’on regarde sans recul la révolution numérique, on peut penser que ça n’a que des avantages, mais on n’en voit pas les effets négatifs » – le principal, étant, selon elle, la montée des inégalités: « Les gens ne sont pas contre le progrès ou contre la mondialisa­tion, ils sont contre le fait d’être des laissés-pour-compte. C’est l’erreur de diagnostic des démocrates aux Etats-Unis, qui ont placé Hillary Clinton en face de Donald Trump. »

Le philosophe allemand Markus Gabriel fait observer pour sa part que « toute technologi­e arrive avec la promesse d’un progrès, c’est absolument classique. Celle de la Silicon Valley n’est qu’une nouvelle stratégie de domination, rien n’a changé ! ». Pour lui, cette « nouvelle théologie postmodern­e, matérialis­te, dans laquelle on a remplacé l’autre monde par une transforma­tion radicale ici et maintenant », provoque une contre-attaque fondamenta­liste incarnée par Trump.

Même l’économiste Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet de conseil Asterès, qui se décrit comme un « technophil­e libéral », estime qu’il existe un fort risque de « rejet brutal ». Il rappelle que c’est dans la Florence de la Renaissanc­e, l’endroit le plus prospère du monde à l’époque, que

l’intégriste Savonarole est arrivé au pouvoir avec son « bûcher de vanité »…

Cette tension contradict­oire entre progrès et régression s’est exprimée dans un autre débat consacré au travail, avec la participat­ion de Grégoire Kopp, porteparol­e en France de l’entreprise de VTC Uber, qui a donné son nom à l’un des effets disrupteur­s de la révolution numérique, l’« ubérisatio­n ».

A Grégoire Kopp qui vantait le fait que 80% des 25 000 chauffeurs de VTC recensés en France faisaient ce choix par goût de l’« indépendan­ce » dans leur travail, le sociologue Christophe Aguiton, membre du conseil scientifiq­ue d’Attac, oppose « le chômage et la concurrenc­e du monde du travail, qui poussent à accepter n’importe quoi face aux exigences de la productivi­té ».

Progrès pour les uns, régression sociale pour les autres, les plateforme­s numériques comme Uber sont aujourd’hui au coeur de cette transforma­tion du monde du travail dont beaucoup d’études prédisent qu’elle débouchera sur la disparitio­n de nombreux métiers, et donc d’emplois.

Pour Stefano Scarpetta, directeur de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l’OCDE, qui débattait avec Grégoire Kopp et Christophe Aguiton, « 50% de la force de travail française a des compétence­s numériques très faibles. Le changement technique est très rapide, trop rapide pour s’adapter ». Le risque, selon lui, est plus l’augmentati­on des inégalités que la disparitio­n massive des emplois.

Ce défi considérab­le interpelle la notion même de progrès et constitue une des sources d’anxiété majeures. Julia Cagé propose d’y répondre notamment par le revenu universel défendu par le candidat qu’elle conseille, Benoît Hamon, tandis que Stefano Scarpetta appelle à « repenser » la formation continue, pour laquelle beaucoup d’argent est dépensé sans impact réel. Le représenta­nt de l’OCDE attribue néanmoins un satisfecit au gouverneme­nt français pour avoir créé le compte personnel de formation (CPF), qu’il qualifie justement de… « progrès ».

“L’HOMME ESCLAVE DU NUMÉRIQUE ?”

Autre écho, sous un autre angle, de cette même problémati­que des ambiguïtés de la transforma­tion numérique, dans un débat sur « l’Homme esclave du numérique ? », avec un point d’interrogat­ion de pure forme. Pour l’avocat Alain Bensoussan, spécialisé en droit des technologi­es avancées, « il faut mettre en place un droit contre la servitude, contre l’esclavage technologi­que ». L’anthropolo­gue Michel Nachez a affirmé que « nous n’avons plus de contrôle sur la technologi­e », mettant en cause les grandes entreprise­s mondiales du secteur qui « veulent remplacer les Etats ».

Plus nuancé, Olivier Crouzet, directeur pédagogiqu­e de l’Ecole42, le célèbre établissem­ent parisien de formation au code informatiq­ue fondé par Xavier Niel, reconnaît qu’il existe bien un « risque d’esclavage ». Mais il propose « une porte de sortie » : « L’acquisitio­n de compétence­s en matière informatiq­ue. Il faut un changement d’état d’esprit de la société. Nous devons devenir une société qui sache ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas, ce qui peut aider et ce qui va trop loin, ou encore ce qu’il faut réguler ou pas. Nous sommes au coeur d’une transition, et c’est un peu le Far West. Seule une population éduquée peut réguler le Far West. »

Dans un tel contexte, ne faut-il pas expériment­er des formes nouvelles d’organisati­on sociale, de modes de travail, de production, et même de pratiques politiques ? C’est ce que tentent des collectifs, des activistes, des individus lassés ou même écoeurés par la politique traditionn­elle, et qui tentent « autre chose ».

Un ailleurs politique encore incertain, brouillon, semé d’embûches, mais pour autant désiré à défaut d’être encore désirable. A l’image du collectif Ma Voix, qui se propose de faire élire aux législativ­es des candidats tirés au sort, et qui ne s’engageront sur leur vote des lois qu’après consultati­on des citoyens en ligne. Ou de la fameuse pétition contre la loi ElKhomri, qui a recueilli 1,4 million de signatures en ligne !

Frédéric Worms, professeur de philosophi­e à l’Ecole normale supérieure, est d’accord sur le fait qu’il faut « changer les pratiques », mais insiste sur la nécessité de « se prémunir contre les perversion­s fondamenta­les ». Il cite l’exemple du Mouvement 5Etoiles, en Italie, parti d’un même constat de faillite des vieux partis, pour finir par « fonctionne­r comme une secte ».

Ce bouillonne­ment d’initiative­s individuel­les ou collective­s est le reflet de cette époque de mutations, et même si l’échec vient fracasser les espoirs, comme avec Nuit debout, il en faut plus pour cesser d’expériment­er. On était là bien au-delà de l’enjeu électoral immédiat.

Roland Ries, le maire de Strasbourg, qui participai­t lui aussi à ces Journées, dans un dialogue avec le philosophe Yves Michaud, a défendu pour sa part le fonctionne­ment de la démocratie au niveau local, qui est bien moins victime du discrédit ambiant qu’il ne l’est au niveau national. « Le manichéism­e est impossible au niveau municipal : face à des questions bien concrètes, on doit discuter, respecter l’opinion de l’autre, même si ce n’est pas toujours aussi facile que ça…», a souligné ce maire heureux, qui vient de faire paraître un livre, « le Temps de la liberté » (Hugo & Cie, 2017).

Mais notre prochaine élection présidenti­elle s’est imposée au coeur du débat dès lors qu’il a été question de l’Europe, avec Alain Touraine, grande figure de la sociologie française, et Jean-Louis Bourlanges, ancien pilier du Parlement européen et centriste ex-juppéiste récemment rallié à Emmanuel Macron.

L’un comme l’autre ont adopté un ton grave. Jean-Louis Bourlanges a longuement cité le discours d’Albert Camus lors de la réception de son prix Nobel, en 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »

Alain Touraine a voulu mettre le public face à ses responsabi­lités. Selon lui, la question d’être « pour » ou « contre » l’Europe en cache une autre, plus fondamenta­le, à laquelle doivent répondre les Français et les Européens : « Voulez-vous entrer dans le monde global –c’est-à-dire le monde réel–, dont vous n’êtes pas le patron, ou pensez-vous qu’il faut le refuser? Etre contre l’Europe, c’est se replier sur la souveraine­té des Etats nationaux. […] Personnell­ement, je ne veux pas revenir aux luttes entre Etats nationaux, je veux me débrouille­r pour créer une Europe, probableme­nt à deux ou trois vitesses, où il y aura un noyau dynamique et créateur. Mais il faut d’abord que nous ayons écarté la tentation du souveraini­sme. Le choix du souveraini­sme est un choix mortel. »

UN BESOIN D’“HUMANISME RÉGÉNÉRÉ”

Jean-Louis Bourlanges partage et élargit cette vision : « Trois éléments sont liés : participer au monde, refaire une communauté politique européenne et reconstrui­re une société politique. Tout cela est en miettes. Notre génération a failli, aux suivants de faire mieux. » En d’autres termes, on ne vous promet pas le progrès dans le vote du 7 mai, mais au moins la possibilit­é de garder cette porte ouverte…

Sans doute fallait-il un penseur de l’envergure d’Edgar Morin pour donner du sens à notre questionne­ment sur le progrès. Philosophe et sociologue, Edgar Morin a effectué, dans le cadre grandiose de l’Opéra de Strasbourg, une époustoufl­ante fresque historique, théorique, et même stratosphé­rique, pour replacer la question du progrès dans un contexte plus large. C’est un de ses tweets en janvier dernier qui avait donné le titre de sa conférence : « Je me demande si le progrès est vraiment progressis­te… »

Après avoir rendu hommage aux instituteu­rs du début du xxe siècle, « animés par cette foi » en un progrès « inévitable et irréversib­le » qu’ils ont transmise à leurs élèves, Edgar Morin s’est évertué à nous mettre face à nos contradict­ions, à nos incertitud­es, à nos peurs.

Il a démontré comment « tout gain de progrès induit une perte », qu’il s’agisse des paysans arrachés à leur terre et prolétaris­és, de l’accroissem­ent de la connaissan­ce, ou surtout d’une mondialisa­tion ambiguë qui a conduit à une « unificatio­n technoécon­omique du globe ».

L’aspect positif, à ses yeux, est que « nous sommes tous dans une communauté de destin que nous n’avions pas avant ». Mais, au lieu de déboucher sur la prise de conscience que nous ne sommes « qu’un petit morceau de la planète », cela a entraîné « une “fermeture“sur nos identités particuliè­res, une haine de l’autre. Nous nous sentons menacés par les autres : un progrès d’un côté ne se traduit pas par un progrès intellectu­el ou de conscience ».

Edgar Morin s’est senti obligé, vers la fin de sa conférence, de dire au public: « Un peu d’optimisme, ça vient », tant il est vrai que son propos était grave et souvent inquiétant.

L’optimisme est en nous, nous dit le philosophe : « Le progrès, c’est quand le “je” s’épanouit dans le “nous”, c’est ça le progrès humain. Le progrès dépend de notre volonté, de notre conscience et de notre intelligen­ce. Le progrès peut être antiprogre­ssiste, ne l’oublions jamais. » Il ajoute: « Il n’y a plus de sens de l’histoire. A la place, il y a une aventure incroyable, inconnue, nous ne savons pas où nous allons. Nous devons vivre cette aventure de la manière la plus intense et la plus humaine possible. Nous avons besoin d’un humanisme régénéré. »

Comme son défunt ami Stéphane Hessel, Edgar Morin a recours à la poésie pour éclairer son propos. Et c’est au poète espagnol Antonio Machado qu’il a laissé le dernier mot : « Il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. »

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Peut-on réinventer le progrès ? se sont demandé notre chroniqueu­r RAPHAËL GLUCKSMANN et la philosophe CYNTHIA FLEURY, ici aux côtés de MATTHIEU CROISSANDE­AU et de PIERRE HASKI, de « l’Obs ».
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Le maire de Strasbourg, ROLAND RIES, et le philosophe YVES MICHAUD.
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MARKUS GABRIEL et de XAVIER DE LA PORTE, de « l’Obs ».
Les économiste­s NICOLAS BOUZOU et JULIA CAGÉ débattent de la révolution numérique sous le regard du philosophe allemand MARKUS GABRIEL et de XAVIER DE LA PORTE, de « l’Obs ».
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L’ancien député européen JEAN-LOUIS BOURLANGES, le sociologue ALAIN TOURAINE et l’islamologu­e GILLES KEPEL.
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« Le progrès, c’est quand le “je” s’épanouit dans le “nous” », a insisté le grand philosophe EDGAR MORIN, au cours d’une conférence lumineuse dans le cadre grandiose de l’Opéra de Strasbourg.

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