Rencontre
Dans “LOST IN FRENCH”, qui a rencontré un grand succès aux Etats-Unis, une JOURNALISTE AMÉRICAINE raconte sa vie avec un Français, et sa découverte de NOTRE LANGUE. Rencontre
L’Américaine Lauren Collins et l’amour en VF
« LOST IN FRENCH », par LAUREN COLLINS, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Dutheil de La Rochère, Flammarion, 310 p., 21,90 euros.
Il y a quelques années, la journaliste américaine Lauren Collins a rencontré, à Londres, un mathématicien bordelais nommé Olivier, qui parlait un bon anglais. Olivier a trouvé du travail à Genève. Elle l’a suivi. L’entendre parler français la troublait. L’écrivain George Steiner définit l’intimité comme une « traduction quasi immédiate » entre deux individus, et elle prenait alors conscience qu’elle ne connaissait son conjoint que « s’exprimant dans sa troisième langue » (il est plus à l’aise en espagnol). Son inquiétude était légitime : nous ne sommes pas la même personne suivant le langage que nous utilisons. Dans des mots étrangers, nous perdons nos tics verbaux, notre accent, notre niveau de vocabulaire, toutes ces choses qui portent la trace de notre identité.
Pour élucider Olivier, Lauren Collins a décidé d’apprendre le français. « C’était effrayant, nous dit-elle, attablée au Flore à la fin du mois de janvier (ils vivent aujourd’hui à Paris). Je ne savais ce que je découvrirais. Peut-être quelqu’un que je n’aimerais pas. » Olivier lui-même l’a encouragée. Un jour, il lui a dit : « Quand je te parle anglais, j’ai l’impression de te caresser avec des gants. »
Elle raconte ce périple trans-idiomatique dans « Lost in French ». On a parfois l’impression qu’elle dramatise l’épreuve, mais elle est américaine. Lauren Collins a grandi dans une petite ville d’un Etat du Sud où elle était vue comme une migrante parce que ses parents étaient nés dans le Nord. Dans sa famille, une seule personne avait voyagé à l’étranger. Elle qualifie ellemême les Etats-Unis de « cimetière des langues ». Dans son livre, elle décrit longuement la relation torturée que l’Amérique entretient avec le multilinguisme. Jusqu’au xxe siècle, l’anglais n’était pas si utilisé que ça. La « Déclaration d’indépendance » a été publiée pour la première fois en allemand, dans un journal germanophone de Philadelphie qui s’appelait le « Pennsylvanischer Staatsbote ». Avant la Première Guerre mondiale, 65% des lycéens « suivaient des cours dispensés dans une langue étrangère ». En 1940, ils étaient encore 36%. Petit à petit, le monolinguisme s’est imposé, avec des conséquences sérieuses. Au début de la guerre du Vietnam, l’armée n’a pu trouver sur le sol américain que cinq locuteurs d’une des langues parlées dans le pays. En 2006, sur les mille agents de l’ambassade états-unienne de Bagdad, seuls six étaient arabophones.
« La domination mondiale de l’anglais est à la fois notre privilège et notre faiblesse, dit Lauren Collins. On se sent autorisés à l’imposer partout. On est presque scandalisés quand quelqu’un ne le parle pas. En même temps, on ne peut pas en sortir. Et puis l’anglais international est assez douloureux à entendre, pour quelqu’un qui aime l’anglais. » A Genève, elle a suivi des cours intensifs de français, qui a la réputation d’être beau comme le son d’un ruisseau (« on entend surtout le-lala-lü-li-lü », dit-elle) mais difficile à maîtriser. « Il est excessivement dur à comprendre quand il est parlé, écrit-elle. Les syllabes sont toutes accentuées de la même façon, si bien qu’il est difficile de savoir où commence et où finit un mot. » Pour s’entraîner, elle s’est branchée sur France-Inter. (« Ecouter Patrick Cohen me demande un effort presque physique. ») Au bout d’un moment, elle a pu isoler les mots. Un jour, elle a entendu Olivier dire au téléphone à son frère : « Elle n’est pas très mobile, quoi. » Elle s’est interrogée sur ce « quoi » qui ponctuait toutes ses phrases. Elle a appris que c’était un tic pas très distingué, et découvert que l’équivalent américain de son mari serait un provincial bourru qui finit ses phrases en disant « dude ». Elle sourit : « C’est drôle de découvrir quelqu’un qu’on connaît depuis si longtemps. »
Elle a aussi découvert notre rapport névrotique au langage. La façon dure que les Français ont de corriger l’étranger qui commet une erreur. « Le français n’est pas un environnement particulièrement hospitalier pour qui veut y pénétrer, écritelle dans son livre. En français, les idées d’excellence et d’échec sont tellement liées que dire à quelqu’un qu’il a un français châtié, autrement dit un français bien puni, est un compliment. »
Le français en lui-même ne lui a pas posé d’énormes difficultés. Une amie chinoise lui a dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi le français n’était pas considéré comme une variante dialectale de l’anglais, tant les deux ont une base commune. Un anglophone connaît sans le savoir environ 15 000 mots français, faux-amis compris. Aujourd’hui, Collins parle plutôt couramment. Pendant notre entretien, elle passe à l’anglais dès que le propos se fait un peu complexe. Selon la norme éducative en vigueur, on lui attribuerait un niveau B2. Elle commence à distinguer la distribution sociale de notre langue. Récemment, elle a regardé la série policière « Engrenages » : « D’un coup, je me suis mise à parler comme un policier. Je disais : Untel, c’est une grosse balance. Dans une langue étrangère, le vocabulaire qu’on emploie est le résultat direct de ce qu’on vient d’entendre. L’autre jour, j’ai entendu ma belle-mère dire “c’est nickel”. Pour la première fois, j’ai pensé : ça, c’est une expression de belle-mère un peu âgée, ne l’emploie pas. Au début, vous n’avez aucun élément de contexte. Comme je répétais tout ce que disait Olivier, je me demandais si je parlais comme un homme du Sud-Ouest. »
Depuis qu’ils ont emménagé à Paris, Lauren et Olivier ont eu un enfant et acheté un appartement. « Ces expériences nouvelles, je ne les ai jamais vécues en anglais, dit-elle. Je remarque que, pour les choses de la maternité ou de l’immobilier, j’utilise instinctivement le français. Je ne sais pas dire “promesse d’achat” en anglais, par exemple. » Olivier et elle continuent de communiquer en anglais. « J’ai appris le français pour lui, dit-elle, mais il est le seul avec qui je ne le parle pas. »
“LE FRANÇAIS N’EST PAS TRÈS HOSPITALIER” Pour s’entraîner, Lauren Collins s’est branchée sur France-Inter.