L'Obs

Distributi­on

Six millions de briques de lait vendues en cinq mois chez un seul distribute­ur, Carrefour. “C’est qui le patron?!”, la première marque entièremen­t conçue par des clients, débarque en mars chez Intermarch­é, Cora et Auchan

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Quand le consommate­ur prend le pouvoir

La pizza, vous la prendrez avec ou sans olives ? Avec du fromage AOP ou une préparatio­n fromagère? Le coulis, vous préférez qu’il soit préparé avec des tomates de Provence ou juste made in France, voire de n’importe où? Attention, il faut doser ses réponses : le bio, l’AOP, le four à bois… tout cela a un coût. Où s’arrêter? Sur le site de C’est qui le patron?!, plus de 20000 internaute­s ont déjà choisi. Lancée à l’automne 2016, C’est qui le patron?! est la première marque entièremen­t conçue par des consommate­urs. D’abord avec une brique de lait UHT toute bleue et un message simplissim­e en lettres blanches, comme un manifeste : « Ce lait rémunère au juste prix son producteur. » Et bientôt avec la pizza ou le jus de pomme, puis du beurre, de la crème, du jambon… Des produits éthiques, riches en goût, mais surtout choisis dans les moindres détails par leurs futurs acheteurs. Une première.

A l’origine de cette aventure, un homme déterminé et enthousias­te, Nicolas Chabanne. Les Gueules cassées, ces fruits et légumes « moches » sauvés du rebut, c’est lui. Lui aussi le label Le Petit Producteur. Le presque quinquagén­aire vit au pied du mont Ventoux, mais n’hésite pas à déplacer des montagnes pour une idée qui lui semble juste. Il a en tête cette « marque du consommate­ur » depuis un bon bout de temps. Une discussion un peu houleuse avec des acheteurs de la grande distributi­on l’a inspiré : « Je leur disais, pour me faire entendre : “Vous savez, je connais très bien votre patron…” “Ah bon? Et c’est qui le patron?”, ont-ils fini par me demander. Mais c’est le consommate­ur ! », dit-il en éclatant de rire.

Son acolyte sur ce projet, Laurent Pasquier, est beaucoup plus discret. Cet ingénieur en électroniq­ue de 42 ans passé par Microsoft a profité d’un plan de départ volontaire pour monter un site comparateu­r de produits alimentair­es (mesGoûts. fr), dont il dissèque minutieuse­ment les étiquettes. Il pense qu’acheter un produit, « c’est un peu mettre un bulletin de vote dans l’urne ». Une philosophi­e qui parle au fondateur des Gueules cassées.

C’est qui le patron ?! naît « dans un coin de blog » le 13 août 2016, en pleine crise laitière. Un questionna­ire est mis en ligne pour concevoir un lait français équitable avec l’aide des consommate­urs. Histoire de voir si l’idée prend. Et ça prend. 7 850 personnes répondent à sept questions de base sur la rémunérati­on de l’éleveur, le temps de pâturage des vaches, l’origine du fourrage qui nourrit les bêtes… La mise à prix de la brique est de 0,69 euro. Plus on coche de cases qualitativ­es, plus le prix augmente. Vous voulez que l’éleveur puisse être rémunéré convenable­ment? C’est 7 centimes de plus par litre. Vous lui o rez aussi un peu de temps libre? C’est 9 centimes. Une vache au pâturage entre trois et six mois, c’est 6 centimes… Que croyez-vous qu’il arriva? Les consommate­urs optèrent pour un lait français, sans OGM, issu de vaches qui vont au pré (96% des votes) et produit par des éleveurs reposés et rémunérés. Un lait à 0,99 euro le litre payé à l’agriculteu­r 390 euros la tonne sans variation trimestrie­lle (Lactalis, à la fin de la crise, avait accepté de payer 290 euros la tonne).

Coup de chance, l’expérience de Nicolas Chabanne remonte aux oreilles de la grande distributi­on. Le patron de la RSE (responsabi­lité sociale et environnem­entale) de Carrefour, Bertrand Swiderski – « un gars qui vient de la vraie vie », selon Chabanne –, le contacte. Jérôme Bédier, le numéro deux du groupe, suit de près l’affaire et accélère la prise de décision. Pendant ce temps, un groupement de 51 producteur­s de l’Ain cherche à écouler 25 millions de litres de lait… Lâchés par des industriel­s italiens, ils sont au bord de la faillite et frappent à toutes les portes, dont celle d’un Carrefour local. Ne manque plus qu’un embouteill­eur. Emmanuel Vasseneix, patron vertueux de la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel (LSDH), entre à son tour dans la danse. « Il y avait pour ces producteur­s cette date du 11 novembre fixée par le Crédit agricole. Après quoi, c’était fini. Cela fait froid dans le dos. Si l’on s’engageait avec eux, c’était sur du long terme. On ne pouvait pas acheter leur lait puis les laisser dans la panade », se souvient-il. Un embouteill­eur, une enseigne, des producteur­s… et le temps qui presse. A la tête de la coopérativ­e en difficulté, Martial Darbon, 57 vaches à la traite et « 58 balais », se souvient, la voix tremblante, de ce jour de septembre où le projet arrive à son terme : « C’était magnifique. On était assis autour de la table et on s’est dit : “On pose le passé.” Les dettes n’allaient pas s’e acer d’un coup, mais il était enfin possible de lire l’avenir. »

Le 17 octobre 2016, les premières briques de lait atterrisse­nt dans les rayons de Carrefour et font un carton. Sans publicité. Sans commerciau­x pour veiller sur les gondoles… Le 11 mars, elles seront chez Intermarch­é, puis chez Cora et Auchan. Toute la grande distributi­on se bouscule au portillon, sou e Nicolas Chabanne, obligé de calmer le jeu pour assurer la demande. La laiterie devrait recruter 50 nouveaux producteur­s avant la fin de l’année et a déjà récupéré les cinq éleveurs évincés par Lactalis en janvier pour avoir témoigné dans « Envoyé spécial ». C’est elle qui gère les négociatio­ns avec la grande distributi­on, reverse 5 % du prix de vente à C’est qui le patron ?! et paie les éleveurs selon le cahier des charges des consommate­urs.

« Vous vous rendez compte ? Pour quelques centimes de plus, soit environ 4 euros par an, vous soutenez les producteur­s. Vous leur permettez de vivre décemment. Et ce n’est pas seulement un don. Vous avez accès à un produit dont vous savez tout. Vous savez qu’il n’y a pas d’OGM, vous savez comment les vaches sont traitées », insiste Nicolas Chabanne. Il est convaincu que sa marque cristallis­e une envie profonde de bienveilla­nce dans la société. On ne vend pas 6 millions de briques de lait en cinq mois sans raison… « En tant que consommate­ur, j’ai un superpouvo­ir », assène-t-il comme une évidence. Dans quelques jours, Laurent Pasquier prendra la tête de la société coopérativ­e d’intérêt collectif C’est qui le patron?!, tout juste créée pour formaliser l’aventure. 1 euro, 1 action, 1 voix. Pas plus, pas moins. Les chèques ont déjà commencé à affluer. Les consommate­urs prennent le pouvoir.

“POUR QUELQUES CENTIMES DE PLUS, 4 EUROS ENVIRON PAR AN, VOUS SOUTENEZ LES PRODUCTEUR­S.” NICOLAS CHABANNE

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Les fondateurs de C’est qui le patron?!, Laurent Pasquier et Nicolas Chabanne.

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