Le regard
d’Abdennour Bidar. Le dessin de Wiaz
Je lis dans le livre de Didier Leschi « Misère(s) de l’islam de France » ce reproche à « l’intellectuel musulman » : « A l’instar d’un Georges Bernanos qui allait à la messe, se confessait et communiait, nous aimerions que ledit intellectuel musulman se montre à la mosquée, qu’il relate dans un magazine le choc spirituel que lui aurait occasionné son pèlerinage à La Mecque et qu’il publie en librairie, dans un même élan, un libelle intitulé “les Grands Cimetières sous les dunes” qui, partant d’une lecture généreuse du Coran, ferait date dans la critique de ces sociétés qui renvoient la majeure partie de l’humanité au sort peu enviable de mécréants. » Pour l’écriture du « libelle », je renvoie M. Leschi à la lecture de ma « Lettre ouverte au monde musulman », traduite dans le monde entier – jusque dans l’aire islamique asiatique. Elle a provoqué le débat un peu partout et dans bien des langues, elle a circulé sur internet là où les journaux de tel ou tel pays arabe refusaient de la publier à cause de sa puissance critique.
Avant moi, Mohammed Arkoun, Abdelwahab Meddeb, Malek Chebel avaient oeuvré dans le même sens, à tel point qu’on peut parler sans exagérer d’une véritable école française de la « critique de la raison islamique » (Arkoun, 1984). Je m’inscris dans leurs pas depuis quinze ans en travaillant à élaborer patiemment ce que certains croient acquis d’avance, tandis que d’autres le jugent impossible : la conciliation des génies profonds de l’islam et de la modernité. Pour autant, je ne suis pas Bernanos, je ne suis pas Luther. Je ne vais pas à la mosquée, et je n’irai pas à La Mecque tant que les lieux saints de l’islam resteront la propriété des wahhabites – qui sont l’épicentre mondial du fondamentalisme musulman. Je ne pense pas en effet que le rôle de l’intellectuel musulman soit de cautionner l’intolérance, le dogmatisme, la soumission des femmes, la violence ouverte ou cachée commise au prétexte de la religion ! Je ne pense pas non plus que ma présence ou mon absence à la mosquée soit le fait décisif. D’un philosophe, on attend de la pensée, pas des prosternations publiques. D’un philosophe croyant, on attend non pas une apologie de la foi mais un questionnement brûlant de la foi par la raison et de la raison par la foi. Le rôle d’un philosophe de l’islam, aujourd’hui, n’est pas de répéter Nietzsche proclamant la mort de Dieu. Ce n’est pas non plus de répéter Averroès expliquant la place de la raison à l’intérieur du système de la religion. Pour ma part, j’essaie de me situer par-delà ces deux tentatives éculées que sont, d’une part, la critique moderne du religieux et, d’autre part, une énième défense de la religion établie. J’essaie de faire surgir, derrière tout ce que l’islam a de figé, son humanisme, son existentialisme, son ouverture vers l’universel, sa spiritualité profonde…
Nous, les intellectuels ainsi capables de parler d’un islam spirituel, ne sommes pas assez nombreux. En France, nous nous comptons sur les doigts d’une main… à laquelle il manquerait des doigts ! L’islam a des historiens, des sociologues, des imams à demi éclairés et même des Voltaire dont tout le discours se résume à crier contre l’obscurantisme. Mais il nous manque trop de penseurs capables de manifester leur être spirituel dans ce qu’ils écrivent et d’ouvrir la voie d’un islam de lumière. Cela seul – s’il en est encore temps – pourrait servir de contre-modèle à la propagation de la religiosité bornée qui prolifère actuellement du côté musulman, et ailleurs.
“LE RÔLE DE L’INTELLECTUEL MUSULMAN N’EST PAS DE CAUTIONNER L’INTOLÉRANCE OU LA SOUMISSION DES FEMMES.”