CETTE SEMAINE OÙ LA DROITE S’EST FRACTURÉE
Après six jours de tractations, trahisons et coups bas, et le retrait d’Alain Juppé, François Fillon a fini par imposer sa candidature. Epilogue d’un psychodrame qui laissera des traces chez les Républicains
Dimanche 5 mars, fin d’aprèsmidi. C’est le coup de fil de la dernière chance. Peu après la fin de la manifestation du Trocadéro, Gilles Boyer, ex-directeur de campagne d’Alain Juppé, appelle son champion, plein d’espoir. Toute la semaine, les juppéistes et les partisans de Bruno Le Maire ont préparé le terrain, et au Trocadéro, François Fillon, moins arc-bouté qu’à l’ordinaire, a fait quelques ouvertures. Le vainqueur de la primaire n’a même pas répété qu’il serait candidat quoi qu’il arrive. La piste semble donc bien dégagée pour l’atterrissage de Juppé. Mais pour Boyer, c’est la douche froide. Le maire de Bordeaux semble bien loin de toutes ces manoeuvres : il est occupé à déménager ! Au téléphone avec Boyer, il est catégorique : il ne sera pas le plan B qu’attendent ses partisans. Il ne jouera pas les candidats de substitution à François Fillon.
Consterné, Boyer téléphone alors à un vieil ami de Juppé, retiré de la politique, pour lui demander de tenter une ultime démarche auprès du maire de Bordeaux. Trop tard. Lorsque cet ami aura Juppé en ligne en début de soirée, il s’entendra répondre : « N’insistez pas, ma décision est prise. » Du reste, Juppé a déjà annoncé une conférence de presse pour le lendemain matin. Manière de dissuader par avance ceux qui voudraient encore insister pour le faire changer d’avis. Le député-maire de Châlons-en-Champagne, Benoist Apparu, et Gilles Boyer, venus cueillir Juppé tôt lundi matin à Bordeaux, après une nuit de voiture, n’auront pas plus de succès.
Dans l’après-midi de ce dimanche, Alain Juppé avait regardé la manifestation du Trocadéro à la télévision. Il a vu François Baroin, parfaitement placé dans le champ des caméras, juste derrière François Fillon. Il a repéré, bien visible aussi, Christian Jacob, le président du groupe LR de l’Assemblée. Son sang ne fait qu’un tour. Il s’attendait à ce que ces deux-là sèchent la manif. Leur présence signifie donc qu’ils ne lâchent pas Fillon ; qu’ils ne préparent pas le terrain à une candidature de substitution, la sienne. Le désormais très sarkozyste Baroin, en majesté à côté de Fillon, cela veut surtout dire qu’il devrait, lui, Juppé, s’en arranger le cas échéant, malgré leurs relations exécrables, l’intégrer dans son premier cercle comme le souhaite Nicolas Sarkozy. Hors de question. Otage de Sarkozy ? Non, merci.
Mais c’est surtout une phrase du discours de Fillon que le maire de Bordeaux a retenue. « Mon examen de conscience, je l’ai fait, a lancé le candidat à la tribune. Aux hommes politiques de mon camp, je dirai à présent ceci : il vous revient maintenant de faire le vôtre. » Cette petite phrase, Juppé l’a prise pour lui, et pour lui uniquement. Cette petite phrase, « ciselée », selon l’un de ses proches, et « destinée à faire mal », a parfaitement atteint son but. En l’entendant, Juppé comprend que son éventuelle campagne de rattrapage serait polluée, pourrie par d’incessants rappels à son ancienne condamnation dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.
Donc, c’est non. Sonné après sa cinglante défaite à la primaire de la droite, il vient à peine de retrouver quelques couleurs. Pas question de s’abîmer à nouveau dans une campagne qu’il juge difficilement gagnable. A vrai dire, la journée du Trocadéro ne fait que le conforter dans son intime conviction. Voilà plusieurs semaines déjà que le maire de Bordeaux n’est pas emballé à l’idée de remplacer Fillon. « Il avait fait son deuil, raconte l’ancien ministre Dominique Bussereau, qui a dîné avec lui le 24 janvier alors que bruissaient déjà les premières révélations du “Canard enchaîné”. Il était en forme, libéré, drôle. » Depuis novembre dernier, il a analysé les causes de son échec. Au jeune sénateur de l’Yonne Jean-Baptiste Lemoyne, avec qui il déjeune le 13 février, il répète donc, comme à d’autres, que son éventuel retour ne pourrait se faire qu’à deux conditions : d’abord un renoncement spontané de Fillon, ensuite « l’unité de Wauquiez à Bayrou ». Ce dimanche 5 mars, on en est loin. Enfin, comme il le dira le lendemain dans sa conférence de presse, il estime ne pas incarner le renouvellement. Il sait que son âge est sans doute l’une des causes de sa récente défaite. C’est la fin de la deuxième opération Juppé, la fin de tous les plans B imaginés par une droite affolée depuis l’ouverture de l’information judiciaire, la semaine précédente, sur les faits reprochés au couple Fillon.