QUAND LA DROITE JOUE LA RUE
François Fillon a finalement fait taire les opposants grâce à une manifestation de ses partisans. Une recette qui a une longue histoire
La posture adoptée par le candidat à la présidentielle – celle de l’ennemi résolu du « système », du sauveur suprême porté par la marée de ses partisans ivres de bleu, blanc, rouge – n’est pas inédite. Depuis Bonaparte, le « césarisme » est un courant traditionnel de la droite, comme l’appel aux manifestations, une arme qu’elle utilise à l’occasion. Pour autant, aucune de ces références n’est vraiment opérante pour décrire la situation actuelle. Ce qui se passe aujourd’hui est proprement inédit. Démonstration en trois épisodes. LE “GÉNÉRAL REVANCHE” Dans la décennie 1880, le pays vit une crise économique qui fait des laissés-pour-compte, et son régime politique, pourtant à ses tout débuts, paraît déjà faible et abîmé par les scandales. Face à un système qui semble frappé d’impuissance, une partie croissante de l’opinion publique se plaît à rêver de l’homme providentiel qui seul pourrait remettre la France d’aplomb. Une dizaine d’années après la défaite de 1870, l’air du temps sent encore la poudre à canon. Le César espéré ne peut qu’être un militaire. Georges Boulanger (1837-1891) est un brillant officier qui a fait merveille dans diverses campagnes coloniales, et qui,
Les gaullistes, en nombre, témoignent leur confiance au Général, place de la Concorde, le 30 mai 1968.
devenu général, commande les troupes du nouveau protectorat de Tunisie. Poussé dans le dos par Clemenceau, chef du Parti radical, il entre au gouvernement en 1886 comme ministre de la Guerre. En quelques mesures – amélioration de l’ordinaire du soldat, refus de faire tirer sur la foule lors de la grève des mineurs de Decazeville –, il s’assure une grande popularité. Son apparition à la revue des troupes de Longchamp, le 14 juillet 1886, sanglé dans un grand uniforme et planté droit sur son cheval noir, en fait une idole. Mais l’homme est aussi inexpérimenté, il tombe dans tous les pièges que lui tend Bismarck, roi de la guerre psychologique, en manipulant des histoires d’espionnage. Craignant de le voir déclarer une guerre sur un coup de sang, on juge prudent de l’exfiltrer. En 1887, il perd son portefeuille à l’occasion d’un changement de ministère et, quelques mois plus tard, il est muté à Clermont-Ferrand. Pour ses partisans, c’est le signe qu’on veut se débarrasser de l’Hercule qui allait enfin nettoyer les écuries d’Augias. Ils se ruent en masse gare de Lyon pour saluer le départ du héros et peinturlurer sur les murs : « Il reviendra. » C’est son Trocadéro à lui et la naissance du boulangisme. Sur le plan électoral, l’étiquette fait merveille. Démissionnaire de l’armée, le général fait un triomphe à toutes les élections partielles où il se présente – on peut alors être candidat à plusieurs. On a plus de mal à comprendre sur quel programme. C’est la grande différence avec Fillon. L’actuel candidat promet à ses partisans un chemin classiquement marqué à droite. La stratégie promue par le « général Revanche » est d’une sinuosité qui rappelle plutôt les promesses attrapetout d’un Florian Philippot. A ses débuts, le militaire ami de la troupe était soutenu par la gauche. Sa germanophobie bravache en fait le héros de Déroulède et des nationalistes, un courant nouveau alors. Il est également financé par la duchesse d’Uzès, une héritière richissime qui attend le retour d’un roi. L’heure fatidique sonne pour lui en janvier 1889, un soir d’élections. Alors qu’il fête un nouveau triomphe dans un restaurant de la rue Royale, à Paris, la foule hétéroclite de ses partisans se masse dans la rue pour le pousser à se rendre à l’Elysée, situé à deux pas. Il n’y va pas. C’est son erreur. Le gouvernement en profite pour se ressaisir. En avril, l’Intérieur lui fait savoir discrètement qu’il sera arrêté pour complot, et l’astuce fonctionne : le brave général juge prudent de s’enfuir à Bruxelles. Fin de l’histoire. Deux ans plus tard, presque oublié, il s’y suicide sur la tombe de sa maîtresse. On ne souhaite pareil destin à aucun candidat, et surtout pas à celui dont on parle.
LA CRISE DU 6 FÉVRIER 1934
C’est Corinne Lepage qui, sur Twitter, a osé la comparaison fatale en associant la manifestation de dimanche dernier au Trocadéro au hashtag #6février1934. Ce jour, qui vit un déferlement d’extrême droite dans les rues de Paris, reste un des plus sombres de l’entre-
deux-guerres. En ces temps-là, la France était à nouveau en crise, le chômage faisait déjà des ravages, un gouvernement de gauche très pâle – les radicaux étaient au pouvoir depuis les élections de 1932 – faisait ce qu’il pouvait pour assainir la situation, et le régime (toujours celui de la IIIe République) semblait plus que jamais à bout de force, écrasé par le poids de retentissants scandales politico-financiers. Le plus célèbre vient d’éclater. Stavisky est un escroc connu de longue date. Sa dernière carambouille, le montage frauduleux du Crédit municipal de Bayonne, est celle de trop car elle éclabousse quelques notables radicaux du coin. Recherché par la police, le « beau Serge » est retrouvé mort, début janvier 1934, dans un chalet à Chamonix. La thèse du suicide, retenue par les autorités, paraît suspecte à beaucoup et alimente tous les complotismes : n’a-t-on pas empêché l’homme de parler ? L’atmosphère est vénéneuse. Les journaux d’extrême droite pilonnent, avec d’autant plus de virulence que Stavisky est un fils d’immigrés juifs de Russie. Les manifestations se succèdent. Début février, le gouvernement tente d’y mettre bon ordre en mutant le préfet Chiappe, ami notoire des ligueurs. C’est l’étincelle. Le 6 février 1934, donc, à l’appel de l’Action française, des associations d’anciens combattants, des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque, tout ce que le pays compte d’ennemis du régime est dans la rue pour huer les « voleurs » qui sont au Parlement. La situation dégénère. La journée se finit par un bain de sang.
Peut-on dresser un parallèle entre ce moment fatal et la situation d’aujourd’hui ? C’est vrai, le premier mot d’ordre de « Valeurs actuelles », cet « Action française » d’aujourd’hui, appelant les partisans de Fillon à manifester contre le « coup d’Etat des juges » avait un petit parfum désagréable d’antirépublicanisme. Mais pour le reste, quoi de commun ? D’abord, il régnait entre les deux guerres un niveau de violence fort heureusement inconnu de nos jours : le soir du 6 février, on ramasse sur le pavé 15 morts et plus de 2 000 blessés ! Ensuite, le but de l’opération n’avait rien à voir. Les historiens continuent aujourd’hui de se demander si les manifestants de 1934 avaient ou non l’intention de tenter un coup d’Etat, comme la gauche l’a cru. Personne ne prête pareil dessein à M. Fillon. Enfin, les motivations des protagonistes sont radicalement différentes. Les manifestants de 1934 sont dans la rue pour vilipender les prétendus « pourris » qui régnaient sur le pays. Ceux d’aujourd’hui – c’est ce qui rend la situation proprement surréaliste – semblent souhaiter exactement le contraire : ils n’ignorent nullement que leur favori est accusé d’avoir détourné au profit de sa famille des sommes colossales d’argent public. Ils veulent le mettre au pouvoir.
LE 30 MAI 1968
Quand il en appelle au peuple, quand il assène que c’est au « suffrage universel de trancher », Fillon se veut gaulliste. Le Général n’est-il pas revenu au pouvoir, en mai 1958, porté par les immenses manifestations de pieds-noirs à Alger, qui ont eu raison de la IVe République ? Le Général n’a-t-il pas imposé l’élection présidentielle que l’on connaît, censée créer un lien charnel entre un peuple et son chef ? Le Général ne doit-il pas d’avoir retrouvé ses forces et son autorité, à la fin de l’horrible crise de 1968, à la gigantesque marée humaine qui, le 30 mai, a remonté les Champs-Elysées pour lui témoigner son soutien et manifester sa confiance dans son régime ? Nul doute qu’en organisant sa manifestation François Fillon, comme d’ailleurs tant d’autres hommes de droite avant lui, pensait à cet apogée de la geste gaullienne. Est-ce pour autant que la comparaison est recevable ? On peut penser exactement le contraire. En Mai-68, la France est ébranlée par un grand chahut étudiant traversé par une vraie ferveur révolutionnaire. Il a apporté, in fine, une libéralisation de la société fort appréciable, mais il est clair que sur le moment, au moins dans le discours, il ne s’est guère embarrassé du respect des institutions : qu’importe la « légalité bourgeoise », comme on disait, puisque la révolution était au bout de la rue. Le jeu semble aujourd’hui totalement inversé. Depuis des années, la droite nous promet un « 68 à l’envers ». De toute évidence, on y est. Pour les plus ultras parmi sa base, pour les extrémistes de Sens commun, qui, de toute évidence, ont perdu le leur, le réel importe désormais à peu près autant que la vérité sur la Révolution culturelle à un maoïste de la grande époque. Qu’importe le fonctionnement de la justice, qu’importe que leur candidat soit accusé d’avoir fourni des emplois fictifs aux siens, qu’importe qu’il se parjure en revenant sur sa parole de se retirer en cas de mise en examen, la seule chose qui compte est qu’il arrive au pouvoir pour y faire triompher la seule vérité qui vaille, la leur. François Fillon se rêve en de Gaulle de 1968. Le problème, c’est que la chienlit, aujourd’hui, c’est lui.
DEPUIS DES ANNÉES, LA DROITE NOUS PROMET UN « 68 À L’ENVERS ». DE TOUTE ÉVIDENCE, ON Y EST.