“Je serai toujours une victime”
BLESSÉE, en 2004, lors d’un attentat à Jérusalem, la ROMANCIÈRE ISRAÉLIENNE évoque pour la première fois ce DRAME dans un magnifique roman d’amour et de deuil
« DOULEUR », par Zeruya Shalev, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, 410 p., 21 euros. Elle a fini, sous la pression de son mari, par accepter de vivre à Haïfa, elle qui n’avait jamais imaginé quitter sa « folle » Jérusalem, ville de toutes les fractures dont son oeuvre illustre la complexité comme aucune autre. A Haïfa, les Juifs et les Arabes vivent, explique Zeruya Shalev, dans une parfaite harmonie. La plus grande romancière israélienne va-t-elle enfin souffler ? C’est la première fois, en tout cas, qu’elle réussit à écrire sur l’attentat dont elle a été la victime en 2004. Un bus avait explosé alors qu’elle se trouvait dans sa voiture, sur le chemin de l’école. Dans « Douleur », c’est Iris, une directrice d’école, qui est blessée dans un attentat similaire. Zeruya Shalev décrit non pas tant les circonstances de l’événement que la déflagration qu’elle provoque, sur le plan psychologique et sentimental, dans une famille ordinaire. L’explosion de la bombe se double, pour Iris, d’un séisme amoureux : mariée au compréhensif Micky, elle n’a jamais cessé d’aimer Ethan, la folle passion de sa jeunesse, aujourd’hui médecin de la douleur dans un hôpital de Jérusalem. Quand, par hasard, elle le retrouve, Iris subit une seconde explosion, intérieure cette fois, mais non moins puissante que celle de l’attentat. Difficulté de l’amour, vertige du sexe, complexité des liens familiaux, exploration de la féminité : ce sont tous les thèmes chers à Zeruya Shalev que l’on retrouve ici, portés à un degré d’incandescence inédit. C’est la première fois que vous évoquez, dans un livre, la tragédie dont vous avez été victime. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Je m’y étais toujours refusée. Au début, je me disais qu’Iris souffrait de douleurs chroniques, non des effets d’une attaque terroriste. Mais je me suis retrouvée en train de décrire, dans le premier chapitre, l’explosion de la bombe, presque contre ma volonté. Il fallait, je crois, que la douleur finisse par s’estomper en moi pour que je puisse la traiter comme un objet romanesque. Du coup, c’est devenu la douleur d’Iris, ce n’est plus la mienne. Mais je ne suis pas fière d’en être arrivée là. Je n’aime pas évoquer ma vie dans mes livres, sauf en y mettant beaucoup de filtres. Cet événement a été pour moi si traumatique que je ne
voulais pas en faire de la littérature. Mais j’y étais forcée. Forcée par qui ? Je pense souvent que je suis l’esclave d’un maître exigeant qui est l’écriture. Ce maître fait ce qu’il veut de moi. Il décide à ma place de ce que fera tel ou tel personnage. Je ne peux que lui obéir. Raconter l’attentat vous a-t-il permis de mieux comprendre ce qui s’était passé ? Je n’écris pas pour des raisons thérapeutiques. Ce que j’ai appris, c’est qu’un événement qui dure dix secondes peut avoir des conséquences qui durent toute une vie. C’est un trauma qui ne finit jamais. Des années plus tard, et sous des formes imprévisibles, la tragédie se rappelle à votre bon souvenir, même lorsque vous pensiez en avoir fini avec elle. N’y a-t-il pas en Israël un certain fatalisme face à ces attaques, comme en France depuis les derniers attentats ? Oui. On a fini par considérer que c’était ainsi, qu’on ne pouvait rien y faire. Du coup, les victimes sont abandonnées à leur sort, et leur colère ne trouve d’écho que dans la sphère familiale. Pendant l’intifada de 2000-2005, je me souviens que nous étions certains que l’un ou l’autre d’entre nous serait blessé ou tué, peut-être aujourd’hui, peut-être demain. J’étais résignée, je pensais qu’il n’y avait rien à faire.
“J’AVAIS VU DES CORPS BRÛLER AUTOUR DE MOI”
Dans les mois qui ont suivi l’explosion, la lecture et peut-être l’écriture ont-elles été pour vous d’un quelconque secours ? Ça a été très lent. J’étais si traumatisée que je n’arrivais à me concentrer sur rien. J’étais incapable d’écrire, et même de lire. Je ne faisais que revivre dans ma tête chaque minute de cette terrible matinée. Je songeais à ce qui était arrivé, pourquoi j’avais choisi ce chemin et pas un autre, encore et encore. Mes amis m’encourageaient à écrire. On me disait qu’étant allongée dans un lit toute la journée je n’avais pas mieux à faire de toute façon. J’ai essayé de reprendre le livre que j’étais en train d’écrire [« Thèra », NDLR], mais je n’y arrivais pas. Je ne pouvais pas me retrouver dans ce que j’avais écrit avant. J’avais perdu ma passion pour les mots. Ce qui avait jusqu’à présent été essentiel pour moi m’apparaissait sans importance. J’avais vu des corps brûler autour de moi, et j’étais irritée d’avoir passé tout ce temps à écrire avant l’attentat, j’étais irritée de ce qui m’arrivait. Après six mois d’angoisse et de colère, j’ai retrouvé le désir d’écrire et j’ai repris la phrase de mon livre à l’endroit où elle avait été interrompue. C’était le contraire : je voulais finir mon livre comme si rien n’était arrivé. « Douleur » marque-t-il pour vous un nouveau départ ? Je ne sais pas. Les choses ne sont pas aussi marquées. Rien ne finit jamais dans la vie. L’enfance ne cesse pas, même lorsqu’on devient vieux. Pas plus que l’amour ne cesse, ni la douleur. Je serai toujours une victime. Ce qui change, c’est qu’on apprend à vivre avec. C’est la manière dont les traumas transforment votre vie en profondeur, et votre personnalité. Dans le roman, l’héroïne souffre d’un autre trauma, amoureux celui-là. Oui, l’amour est aussi une attaque terroriste. La douleur de l’amour est, pour Iris, aussi forte que la douleur qu’éprouve son corps après l’explosion. Avec l’arrivée de Trump, la paix a-t-elle jamais semblé aussi inaccessible ? Je pense que la paix aujourd’hui ne peut venir que des femmes. Je fais partie d’un mouvement qui s’appelle Women Wage Peace. Il s’agit de créer un dialogue entre les femmes de gauche et de droite, et aussi entre Israéliennes et Palestiniennes, en mettant en avant ce que nous avons en commun. Il y a eu une marche commune fin 2016, un millier de femmes palestiniennes sont venues marcher avec nous. Ce n’est que le début.