DENEUVE SE CONFIE
L’actrice aux 140 RÔLES, qui interprète avec maestria une femme FANTASQUE ET LIBRE dans le film de Martin Provost, parle ici, sans langue de bois, de POLANSKI, Depardieu, Hollande, Trump et Chazelle. Entretien
Elle a débarqué en coup de vent et en pantalon de survêtement –celui de « Potiche », mais en noir, dans un hôtel raffiné du quartier Saint-Sulpice. Toujours, chez elle, la griffe sauvage des grandes élégantes. Elle a commandé un chocolat chaud et nous a dissuadé de boire un Schweppes : « C’est mauvais pour la santé », a-t-elle décrété en allumant une cigarette ultrafine devant des touristes japonais fascinés de voir passer l’icône en chair et en os, et qu’elle enfreigne les interdits. Catherine Deneuve n’a jamais eu le souci de sa légende. Avec le temps, encore moins. Elle ignore la langue de bois et les réponses protocolaires. Elle parle vrai et très vite. Elle dit ce qu’elle pense, ce qu’elle aime, ce qu’elle n’aime pas. Elle ressemble beaucoup à Béatrice, qu’elle interprète dans le film de Martin Provost. Cette célibataire abracadabrante, qui fume, boit, dévore, joue aux cartes, ne tient pas en place et squatte des appartements de luxe, déboule en effet dans la vie rangée d’une sagefemme engagée et coincée, Claire (Catherine Frot). Ni les remords, ni les regrets, ni même une maladie incurable ne feront vaciller Béatrice, cette aventurière qui avance dans l’existence au pas de charge et conduit même un 40-tonnes en riant. La route, cette année, va d’ailleurs être longue pour la reine du cinéma français, car elle sera bientôt à l’affiche de deux autres films, signés Florence Quentin et Thierry Klifa. Travailler plus pour vivre plus ? Réponses.
On va essayer, aujourd’hui, de ne pas vous poser de questions trop personnelles. Je me souviens de vous avoir demandé, lorsque était sorti « Généalogies d’un crime », de Raoul Ruiz, film sur la psychanalyse, si vous en aviez fait une, et vous m’aviez répondu en substance que ça ne me regardait pas…
Je n’avais pas voulu vous répondre, d’abord parce que le secret est l’essence même de la psychanalyse et, ensuite, parce que je suis toujours sidérée de constater la facilité avec laquelle la plupart des acteurs acceptent de dévoiler leur vie privée. J’ai, pour ma part, fait le choix de me protéger le plus possible. Je n’ai même pas à me forcer, je déteste tout ce qui abolit la frontière entre le public et le privé. Que voulez-vous, c’est dans ma nature, je dirais même : c’est ma norme. Je suis terrifiée par les réseaux sociaux et les rumeurs qu’ils propagent. Je déteste le déballage intime. Je n’ai jamais ouvert ma porte, pour un reportage, à des caméras de télé. Je ne tweete pas, je montre d’autant moins mes photos de famille ou de mes vacances sur Facebook que je n’ai pas de compte Facebook, et je limite au strict minimum mes échanges numériques. Ce qu’il y a d’odieux avec le mail, c’est qu’il est
“QU’ON NE ME RASE PAS LES CHEVEUX !” Née à Paris en 1943, Catherine Dorléac, alias Catherine Deneuve, égérie de Jacques Demy, de François Truffaut, d’André Téchiné, a tourné avec les plus grands réalisateurs, de Buñuel à Ferreri, de Risi à Polanski, de Raoul Ruiz à Desplechin, de Rappeneau à Lars von Trier. Elle a reçu deux césars de la meilleure actrice et, en octobre 2016, le prix Lumière pour l’ensemble de sa carrière (photo ci-dessus).
intrusif et exige une réponse immédiate. Comme si je passais mes journées devant un écran! Mon travail consiste à être sur un écran, pas devant. Si je pouvais ne faire que tourner des films, je serais comblée. Même si, contrairement à Truffaut, je refuse de penser que le cinéma est plus intéressant que la vie.
Dans « Elle s’en va », vous étiez Bettie, une femme qui s’enfuit sans se retourner et quitte sa famille, son métier, sa Bretagne. Dans « Sage Femme », vous êtes Béatrice et revenez après une très longue absence. On peut voir le film de Martin Provost comme le prolongement de celui d’Emmanuelle Bercot, non?
Oui, c’est vrai, Bettie et Béatrice sont un peu la même personne. Elles ont en commun l’indépendance, le goût de la liberté, et beaucoup de caractère. Mais autant Bettie me ressemblait, autant je suis incapable de m’identifier à Béatrice. J’ai adoré la jouer, même si cela m’a demandé une incroyable énergie physique, mais si vous saviez comme elle est loin de moi. Certes, elle est sympathique et généreuse, mais elle est surtout égoïste. Elle ne sait jouir que du moment présent. C’est tout pour sa pomme ! On dirait une caricature de moi-même. Moi, je serais incapable de vivre sans attaches, sans maison, sans passé. Vouloir être absolument indépendante, c’est une manière de fuir et être condamnée à une grande solitude. D’ailleurs, elle n’est pas heureuse. Moi, si.
Dans le film, Béatrice dit à Claire: « J’ai toujours aimé raconter n’importe quoi et j’aime encore plus quand on me croit. »
Cette phrase, je la fais mienne comme comédienne, pas comme femme. Au cinéma, j’ai toujours aimé être quelqu’un d’autre, raconter n’importe quoi et je ne supporterais pas qu’on ne me croie pas. Mais pas dans la vie. Je suis au contraire quelqu’un de réaliste, sur qui on peut compter et qui a les pieds sur terre.
Après trente ans d’absence, Béatrice réapparaît donc dans la vie de Claire, pour apprendre que le père de celle-ci, dont elle était la maîtresse, s’est suicidé après son départ. Puis on lui diagnostique une tumeur au cerveau. Sur le papier, ce double drame a l’air impossible à jouer.
La scène qui m’a donné le plus de mal est au début du film. On est dans un café, avec Claire. Je commande du vin, de la viande, des frites, je parle fort, je déborde d’énergie et, soudain, j’apprends que son père s’est tué pour moi, parce que j’étais partie. En quelques secondes, tout bascule. Je voulais manger mes frites, et voici que je reçois une nouvelle dramatique en pleine figure. Pas facile à jouer, croyez-moi. Mais c’est aussi la force de ce film où la comédie doit l’emporter sur la tragédie. Plus la situation est grave, plus il faut être léger. Il y a une autre scène, à l’hôpital, où je joue aux cartes avec les internes et où je dis que je veux bien être opérée, mais à la condition qu’on ne me rase pas les cheveux. C’est ce que j’aime dans ce film : on ne s’y appesantit jamais.
Votre personnage, Béatrice, ne ménage pas ses efforts pour tenter de regagner le coeur de Claire, qui lui en veut toujours. Elle est une femme morale, vous êtes l’immorale. Elle, la sage-femme, est une fourmi industrieuse. Vous, venue de nulle part et sans domicile fixe, êtes la cigale dispendieuse, qui vit au jour le jour…
Et, pourtant, Martin Provost renverse la fable de La Fontaine. C’est la cigale fofolle qui va bousculer la fourmi trop corsetée, lui apprendre le lâcher-prise et lui faire finalement du bien. J’ai connu dans ma vie beaucoup de femmes comme Claire. Elles étaient très sérieuses, se consacraient exclusivement à leur métier, ne voulaient pas se marier ni avoir d’enfants. Elles refusaient la vie. Il leur a manqué, même si c’est un gros choc, de croiser la route d’une Béatrice.
C’est la première fois que vous jouiez avec Catherine Frot, qui dit de vous que votre présence était « presque irréelle ». Comment Catherine Ire juget-elle Catherine II?
Pour tout vous dire, au début du tournage, je l’ai trouvée un peu sur ses gardes. Etait-elle inquiète de tourner avec une autre actrice? Je ne sais pas. Après, tout s’est très bien passé, et nos relations ont été excellentes. En fait, il s’est passé sur le plateau ce qu’il se passe dans le film : Claire se méfie de Béatrice, et elles vont devenir inséparables… Pour me préparer à cette rencontre, j’avais pris la précaution d’aller voir Catherine au théâtre, dans « Fleur de cactus », où elle était à la fois impressionnante et délicate. Je pense aussi que, grâce à sa bienveillance, Martin Provost a beaucoup oeuvré pour que le mariage entre ses deux Catherine soit réussi. Et puis il y avait, entre nous deux, Olivier Gourmet, un acteur que j’aime beaucoup et avec qui je n’avais encore jamais tourné. Dans ce rôle, il a un charme fou. Il va surprendre…
C’est vous qui nous surprenez: vous êtes, cette année, à l’affiche de trois films: « Sage Femme », et puis « Tout nous sépare », de Thierry Klifa, avec Diane Kruger, et enfin « Bonne Pomme », de Florence Quentin, avec Gérard Depardieu. Le travail, remède à la mélancolie?
Dieu sait que j’adore tourner, mais là, c’était franchement trop pour moi. Et je ne vous cacherai pas que j’ai eu beaucoup du mal à faire – ça ne m’était jamais arrivé – trois films à la suite. Le problème n’est pas tant qu’il faille chaque fois quitter un personnage pour en devenir un autre. Après tout, c’est mon métier. Non, le problème, c’est que j’ai besoin, entre deux tournages, d’un temps de temporisation, de respiration, et je ne l’ai pas eu. Je suis toujours stupéfaite par ces acteurs qui arrivent à enchaîner les rôles et plus encore par ceux, comme Catherine Frot, qui tournent dans la journée pour le cinéma et sont au théâtre le soir. J’en serais incapable. Et puis trois sorties, ce sont aussi trois périodes où, en bon petit soldat, j’accompagne chaque film, y compris à l’étranger. Oh, je ne raffole pas de la promo, mais je sais combien les films sont fragiles. Je fais tout pour qu’ils ne se brisent pas.
Dans le film de Florence Quentin, vous avez retrouvé Depardieu sept ans après avoir formé, dans « Potiche », de François Ozon, un couple inoubliable, lui maire communiste, vous épouse du bourgeois Fabrice Luchini.
Un grand moment de bonheur, ça oui. Il se passe avec Gérard quelque chose d’inouï. On n’avait pas tourné ensemble en effet depuis « Potiche », et c’est comme si on s’était quittés il y a un mois. Chaque fois, on se parle comme au premier jour, avec une intimité et une complicité magiques. J’ai rarement vu un acteur aimer à ce point les actrices. Il semble ne jouer que pour elles. C’est sans doute, dans le cinéma français, le plus généreux des partenaires.
Catherine, répète-t-il volontiers, c’est « l’homme que j’aurais voulu être »…
Et Gérard, c’est la femme que j’aurais voulu être. Sa part féminine et ma part masculine s’entendent à merveille. Seuls ceux qui me connaissent vraiment savent ce qu’il peut y avoir de viril en moi. Et moi, je sais très bien jusqu’où peut aller sa féminité. L’autre soir, je suis allée l’écouter chanter Barbara aux Bouffes du Nord, c’était bouleversant. Son corps puissant disparaissait totalement derrière la voix qu’il prêtait à Barbara. J’ai été submergée par l’émotion.
Emotion aussi lorsque, en octobre dernier, vous avez été couronnée au Festival Lumière de Lyon, que dirige Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes? J’ai été surpris que vous alliez chercher un prix, vous qui aimez si peu les récompenses…
C’est vrai que les trophées et les médailles, ce n’est pas mon truc. Mais la reconnaissance du métier, c’est autre chose et ça me touche. Je suis heureuse d’avoir accepté. La cérémonie n’avait rien de solennel, elle était très gaie. Et puis le Festival Lumière, c’est cinéma-cinéma, c’est pour les puristes. Et Thierry Frémaux avait fait venir beaucoup de réalisateurs et d’acteurs avec qui j’ai tourné, de Costa-Gavras à Tarantino. Même Roman était venu…
“LA FÉMINITÉ DE DEPARDIEU” “Il se passe avec Gérard quelque chose d’inouï. Chaque fois, on se parle comme au premier jour, avec une intimité et une complicité magiques.”
«Roman», c’est Roman Polanski, 83ans, qui vous a remis le prix Lumière. Qu’avez-vous pensé de la fronde des associations féministes et de la ministre des Droits des Femmes, Laurence Rossignol, lorsque lui fut proposé d’être le président de la 42e cérémonie des César, proposition qu’il a lui-même déclinée pour mettre un terme à la polémique?
J’ai été ulcérée. J’ai trouvé cette affaire, née une fois encore des réseaux sociaux, tout à fait ignoble. Je regrette de le dire aux milliers de femmes qui ont signé cette pétition, mais la plupart ne connaissent pas bien l’histoire de Polanski. Outre que les faits remontent à plus de quarante ans, je rappelle que la victime a été depuis indemnisée. Roman a fait de la prison aux Etats-Unis, il y a eu un jugement, et puis un accord à l’amiable a été négocié entre les parties. Roman n’a jamais fui ses responsabilités. S’il est parti, c’est parce que le procureur est revenu sur cet accord. Après lui avoir promis la liberté, il s’apprêtait à le renvoyer derrière les barreaux. Roman a décidé alors de rentrer en France. Le choc qu’il a éprouvé au moment des César a été tel qu’il envisage de retourner aux Etats-Unis pour en finir avec ce qui s’apparente pour lui à une tragédie. Et il ne veut pas mourir avec ça. Dans cette histoire, alors que je suis féministe, je ne suis pas fière des femmes, pas fière d’être une femme. Et puis quoi, il faut savoir pardonner. Même la victime l’a exprimé, ce pardon, et a demandé que toutes les poursuites contre Roman soient abandonnées.
Puisqu’on en est aux Etats-Unis, avez-vous vu « La La Land », la comédie musicale six fois oscarisée de Damien Chazelle, qui dit s’être inspiré des « Parapluies de Cherbourg » et des « Demoiselles de Rochefort », de Jacques Demy, à qui vous devez vos débuts au cinéma?
Oui, bien sûr. J’ai trouvé la mise en scène très virtuose, Emma Stone et Ryan Gosling excellents, et j’ai bien aimé le film. D’autant qu’il ne disposait ni du budget pharaonique ni des jours de tournage à l’américaine. J’ai été bluffée, mais pas émue. Je ne peux pas dire non plus que j’y aie senti la marque de Jacques Demy. Il me semble que Damien Chazelle a surtout eu en tête le « Dancer in the Dark », de Lars von Trier, qui est pour moi la vraie référence de « La La Land ».
Accepteriez-vous aujourd’hui d’aller tourner dans le pays présidé par Donald Trump?
Oui, j’irais tourner, ne serait-ce que pour ne pas faire payer à la majorité des Américains un choix qu’ils ne méritaient pas et pour me montrer solidaire des démocrates. Car en nombre d’électeurs, Trump a perdu. C’est le système électoral américain qui a permis l’accession à la Maison-Blanche de cet homme embarrassant dont la manière de diriger et de s’exprimer est affligeante. Je me demande encore comment un type pareil peut être à la tête d’un pays d’une telle grandeur. En novembre dernier, vous avez signé en tête d’une pétition intitulée « Stop au Hollande-bashing », dont le texte disait: « Dès le départ, François Hollande a fait face à un incroyable procès en illégitimité. Nous dénonçons cet acharnement indigne qui entraîne le débat politique dans une dérive dangereuse pour la démocratie. » Depuis, il a fait le choix de ne pas se représenter. Cela change-t-il quelque chose à votre colère? Non, je trouvais et je trouve toujours honteux d’avoir aussi peu de respect pour la fonction présidentielle. Au prétexte que Hollande parle simplement et a de l’humour, certains ont considéré que tous les coups contre lui étaient permis. Y compris en s’en prenant à son physique. Je ne compte plus les gens avec qui je me suis disputée parce qu’ils traitaient Hollande de manière scandaleuse, alors qu’il a été exemplaire au moment des attentats. Les Français sont-ils assez ingrats pour l’avoir déjà oublié ? Comprenez-moi bien : mon attitude n’est pas politique ; elle est civique.
A la fin de « Potiche », vous vous présentez à l’élection municipale de votre ville et vous la gagnez haut la main. Allez-vous, pour la présidentielle, exprimer enfin votre opinion?
Je ne l’ai jamais fait de toute ma vie, je ne vais pas commencer aujourd’hui. Je persiste à penser que ce n’est pas le rôle des acteurs de s’engager pour un candidat. On n’est pas aux EtatsUnis. Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on dit, c’est ce qu’on fait. Pour autant, je suis assidûment, et non sans une grande inquiétude, la campagne présidentielle. Surtout dans les journaux. Je suis papivore. Je lis tous les jours, je les garde, j’en découpe les articles. J’ai bien essayé de les lire sur tablette, mais je reviens toujours au bon vieux papier. Je refuse de dire le choix que je ferai, mais je m’engage pour un seul parti : celui de la lecture des journaux [rires]. Et puis aussi pour la défense des agriculteurs français, que j’aime et que je veux soutenir partout où c’est possible. C’est d’ailleurs à eux que j’ai dédié, à Lyon, mon prix Lumière. C’est une profession admirable, mais trop souvent sinistrée, où l’on ne compte plus le nombre de suicides. Leur souffrance n’est pas du cinéma. Il ne faut pas cesser de les remercier pour tout ce qu’ils nous donnent.
“JE NE SUIS PAS FIÈRE DES FEMMES” “HOLLANDE A ÉTÉ EXEMPLAIRE…”