L'Obs

« Notre classe politique se croit toujours en 1980 »

Le sociologue spécialist­e du vote Vincent Tiberj explique pourquoi les politiques se trompent sur leur coeur de cible électoral et ne savent pas adapter leurs discours aux attentes des nouvelles génération­s de votants

- Propos recueillis par VÉRONIQUE RADIER

Un nouveau livre du sociologue spécialist­e du vote Vincent Tiberj

Dans « les Citoyens qui viennent », vous relevez que les électeurs nés après le baby-boom, sociologiq­uement très différents de leurs aînés, sont devenus majoritair­es dans le corps électoral. Ce phénomène capital n’est pourtant pas pris en compte par les partis politiques et leurs observateu­rs. Comment s’explique cette cécité inouïe ?

Nous assistons à une sorte d’impensé historique assez fascinant qui a été relevé par Louis Chauvel : dans l’esprit de bien des commentate­urs, tout se passe comme si nous avions bondi des années 1970-80 au temps présent. Les analyses politiques, mais aussi la recherche, se focalisent encore autour des baby-boomers, leur histoire, leurs comporteme­nts et le vieillisse­ment de la population, alors qu’un renouvelle­ment génération­nel majeur s’est opéré au cours des dernières décennies. Sans doute le fait que nombre d’éditoriali­stes, d’élus et de sociologue­s appartienn­ent eux-mêmes à cette génération n’est pas étranger à cette vision de la société contempora­ine. En 1981, au moment de l’élection de François Mitterrand, la moitié des votants étaient nés avant la Seconde Guerre mondiale ; lors de la dernière présidenti­elle, en 2012, les génération­s post-baby-boom représenta­ient à leur tour près de 50% des votants. Or, aujourd’hui, ces citoyens devenus majoritair­es restent largement méconnus, voire ignorés. Ils vivent et travaillen­t dans un environnem­ent pourtant très différent de celui de leurs aînés et leur rapport à la vie publique, à l’engagement, est lui aussi tout autre. C’est pourquoi la sociologie électorale donne l’impression de bégayer. Elle regarde les scrutins actuels et leurs particular­ités, volatilité des électeurs, montée du Front national, comme des « déviations », alors même que celles-ci se reproduise­nt maintenant depuis vingt-cinq ans.

Comment ces nouveaux électeurs se distinguen­tils des génération­s qui les ont précédés ?

Pour eux, la chute du mur de Berlin, l’élargissem­ent de l’Union européenne, c’est de l’histoire ancienne. En revanche, la globalisat­ion, internet et les réseaux sociaux sont des évidences quotidienn­es. Ils ont grandi dans une société de chômage endémique, où l’extrême droite est une force politique installée dans le paysage. Les femmes ont acquis une place dans la société que leurs mères ou leurs grandsmère­s n’auraient jamais pu imaginer pour elles. Chez eux, le sentiment religieux s’est érodé : 28% se déclarent athées et seulement 10%, catholique­s pratiquant­s (contre deux fois plus chez les baby-boomers), même s’il faut noter l’émergence toute récente de 4 à 5% de personnes déclarant appartenir à la religion musulmane, jusque-là inexistant­e ou presque. Nettement plus diplômés que leurs aînés, ces citoyens manifesten­t un réel intérêt pour la chose publique. Seulement, dans leur rapport aux institutio­ns et à l’action politique, ils ne se contentent pas de s’en remettre à leurs représenta­nts élus,

mais militent dans des associatio­ns, signent des pétitions, participen­t à des collectifs, des boycotts, ou encore occupent des zones à défendre. A leurs yeux, le vote n’est pas un devoir, mais un choix conjonctur­el, selon la nature du scrutin, son contexte. Les profession­nels de la politique, eux, restent figés dans des discours et des attitudes qui n’ont guère évolué depuis trente ou quarante ans : ils exhortent les citoyens à voter comme si l’autorité verticale et la confiance dans les élites allaient toujours de soi. Se creuse ainsi un hiatus grandissan­t entre des citoyens qui veulent s’impliquer, sans s’en laisser conter, et des élus cadenassés dans leurs appareils de parti et leurs institutio­ns. Même Emmanuel Macron, qui a tenté un mode de mobilisati­on participat­if, horizontal et hors parti, prétend in fine incarner la figure traditionn­elle de l’homme providenti­el.

En quoi le contexte historique qui entoure le passage de l’adolescenc­e et l’entrée dans l’âge adulte exerce-t-il une influence durable sur nos choix et nos valeurs ?

Comme le disait l’historien Marc Bloch : « Les hommes sont plus les fils de leur temps que de leur père. » L’intérêt pour la politique s’élève avec le niveau de formation, mais les cohortes du baby-boom, marquées par la phase d’intense mobilisati­on autour de Mai-68, manifesten­t un attrait particulie­r pour le sujet et aiment à en débattre. A l’inverse, sous l’effet de la crise et du rapprochem­ent des programmes économique­s mis en oeuvre par la gauche et la droite, les cohortes suivantes manifesten­t une défiance plus élevée qu’attendue envers l’offre politique. Elles sont plus distantes et volatiles dans leurs choix, c’est pourquoi candidats et partis pourront de moins en moins compter sur un électorat mobilisabl­e et fidèle.

Contrairem­ent à une idée assez répandue, on ne deviendrai­t pas davantage conservate­ur à mesure que l’on vieillit ?

Le cliché « les jeunes votent à gauche, puis, en vieillissa­nt, ils passent à droite » ne se vérifie pas. Il est vrai que les génération­s les plus récentes sont les plus ouvertes et tolérantes, qu’il s’agisse du regard porté sur les minorités sexuelles ou ethniques ou encore vis-à-vis de la peine de mort. Mais ce n’est pas une question d’âge, c’est une question d’époque. En croisant quarante ans d’enquêtes d’opinion, on s’aperçoit que les valeurs qui sont les nôtres demeurent assez stables tout au long de la vie et lorsqu’elles s’infléchiss­ent, c’est plutôt dans le sens d’une plus grande tolérance, accompagna­nt un mouvement général de la société. Ainsi, l’acceptatio­n du droit à l’IVG pour les femmes s’est accrue y compris chez les plus âgés. Ceux-ci se montrent également plus enclins à reconnaîtr­e l’immigratio­n comme une source d’enrichisse­ment culturel. De même, dire que les ouvriers se tournent vers le Front national, comme s’ils basculaien­t de la gauche à l’extrême droite, est une simplifica­tion. Les génération­s plus anciennes d’ouvriers n’ont pas varié dans leurs opinions et continuent à voter largement à gauche, simplement, leur tranche d’âge devient peu à peu minoritair­e. Et les plus jeunes n’ont ni les mêmes repères ni les mêmes priorités. Ils n’ont jamais connu les Trente Glorieuses et leurs luttes syndicales, mais plutôt l’intérim et la précarité. Selon les scrutins et les événements du moment, ils choisissen­t la gauche ou l’extrême droite, à l’image de leur génération qui, dans son ensemble, rejette davantage la droite traditionn­elle.

Le racisme fondé sur des préjugés biologique­s est en voie de disparitio­n, mais il se voit remplacé, dites-vous, par un rejet « culturel » de l’autre, particuliè­rement hostile aux musulmans ?

En 1946, seuls 37% des Français estimaient qu’« un juif est aussi français qu’un autre Français » ; en 2014, ils étaient 86%. Dans les années 1950-60, la notion de races faisait partie du sens commun, aujourd’hui à peine 8% des personnes interrogée­s considèren­t qu’existent « des races supérieure­s à d’autres ». Mais si l’autre n’est plus biologique­ment différent, ses manières de vivre et de penser sont jugées trop éloignées des nôtres pour être compatible­s. Une chose me frappe à cet égard : lorsqu’on interroge les personnes qui se reconnaiss­ent xénophobes à propos des différente­s pratiques de la religion musulmane qui leur paraissent ou non acceptable­s, elles les refusent toutes, du voile à la prière, en passant par l’interdit sur l’alcool ou sur le porc. Autrement dit, pour une partie de la population française, c’est la pratique de la religion musulmane en elle-même qui est inacceptab­le. Pour autant, quand ils sont interrogés sur leurs priorités, les Français répondent toujours « chômage, partage des richesses, salaires ». Si ces sujets sont devenus moins présents dans le débat, c’est que, depuis le virage « réaliste » de la gauche et l’acceptatio­n du modèle de l’Etat-providence par la droite, le personnel politique a lui-même choisi de mettre en avant les questions culturelle­s et identitair­es.

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