Crise institutionnelle Entretien avec Patrick Weil
Selon Patrick Weil, notre système politique est à bout de souffle. Seul un renforcement des pouvoirs du Parlement garantirait la stabilité en cas d’élection de Marine Le Pen… ou d’un président hors parti
La France traverse-t-elle une crise institutionnelle ?
Nous sommes comme sur le « Titanic » quelques heures avant son naufrage. D’après la lecture dominante de nos institutions, l’essentiel du pouvoir est concentré dans les mains du vainqueur de l’élection présidentielle. Les candidats en lice assurent le spectacle de l’élection comme si rien n’avait changé, en présentant chacun leur programme. Or, les Français sont inquiets. Pas seulement parce que Marine Le Pen fait actuellement la course en tête, mais parce que notre régime politique, fondé sur la recherche de l’homme (ou la femme) providentiel, est malade depuis longtemps. Le système actuel de l’élection présidentielle l’a amené à sa phase terminale.
Que voulez-vous dire ?
En 2002, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle fut une surprise. Cette année, c’est l’absence de Marine Le Pen au second tour qui serait une surprise. Nous ne sommes plus du tout dans la même situation qu’il y a quinze ans : Marine Le Pen est créditée d’environ 40% des intentions de vote, face à ses trois adversaires potentiels du
second tour. Disons les choses clairement : celui qui sera qualifié au second tour contre elle sera sans doute élu malgré son programme ou sa personne, simplement parce que les électeurs voudront sauver la République. Ce sera donc un président sans mandat. De cela, il faut tirer les conséquences : la lecture présidentialiste de la Ve République a vécu.
N’est-ce pas le quinquennat, figure hybride, qui a fragilisé le régime présidentiel ?
Absolument. La lecture présidentialiste de la Ve République qui attribue tous les pouvoirs au président n’est pas écrite dans la Constitution de 1958. Elle s’est imposée progressivement. D’abord, la figure de De Gaulle a donné une prééminence à la fonction présidentielle. Ensuite, la réforme de 1962 lui a donné l’onction de l’élection au suffrage universel. Mais un président élu pour sept ans pouvait rester au-dessus des partis en s’occupant principalement des matières liées à la souveraineté, à la défense et aux affaires étrangères. Le quinquennat, fait pour éviter toute cohabitation, a transformé le président en une figure boursouflée qui cumule présidence et direction du pays au quotidien, inamovible même si le pays n’en veut plus, tout en préparant au jour le jour sa possible réélection. Dans aucune démocratie il n’y a une telle concentration du pouvoir sans recours possible. Le quinquennat a échoué : tous les présidents quinquennaux ont été rejetés en cours de mandat, et aucun n’aura pu être réélu ou se représenter.
Que préconisez-vous ?
Réveillons-nous, relisons la Constitution, elle est très claire : elle fait de la France avant tout une République parlementaire. Or c’est ce régime qui s’en sort le mieux aujourd’hui en Europe. En Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Espagne ou en Grèce, la personnalisation de la vie politique est contrebalancée par une prise de décision plus délibérative et par la possibilité de renvoyer aisément le dirigeant qui a échoué, comme Cameron ou Renzi. Les Autrichiens et les Portugais élisent leur président au suffrage universel, mais c’est le Premier ministre qui dirige le pays. Faisons cela chez nous. Ce sont les législatives qui détermineront, en juin, la prochaine orientation politique du pays. On pourrait même appliquer une lecture parlementariste de la Constitution, avant les élections législatives prévues en juin.
Comment ?
La coutume veut que le Premier ministre sortant remette sa démission lorsqu’un nouveau président est élu. Mais une coutume, cela se change. Après tout, le gouvernement tire sa légitimité d’une majorité législative, pas du président. Rien n’oblige donc le Premier ministre Bernard Cazeneuve, dont le mandat s’achève en juin, à démissionner de ses fonctions après l’élection du nouveau président le 7 mai.
Peut-on changer une coutume aussi brutalement ? Ne serait-ce pas une sorte de coup d’Etat institutionnel ?
Appliquer à la lettre la Constitution pour sauver la République ne peut pas être considéré comme un coup d’Etat. La question se poserait en conscience à Bernard Cazeneuve si Mme Le Pen était élue, ne serait-ce que pour assurer la régularité des élections législatives. Dans les autres hypothèses, ce ne pourrait être que la conséquence d’un débat qui ne fait que s’ouvrir.
Ne faut-il pas, au contraire, revenir au septennat, avec mandat unique ?
Non. D’abord parce que cela nécessiterait de changer la Constitution. Et cela renverrait toute réforme aux calendes grecques. Or, dès juin prochain, nous pouvons changer la façon dont nous sommes gouvernés. La lecture, légitime, que je propose de la Constitution de 1958 rendrait possible immédiatement un rééquilibrage des pouvoirs au bénéfice du Parlement et du gouvernement. Ce serait en fait la Ve République originelle de De Gaulle.
Si cela était possible, la gauche l’aurait fait depuis longtemps…
L’attachement, voire la fascination, de la gauche pour la personnalisation du pouvoir est très étonnante. En 2000, c’est Lionel Jospin qui fait adopter la réforme du quinquennat et l’inversion des élections présidentielle et législatives. Alors qu’il aurait pu, en se présentant à des élections législatives organisées avant l’élection présidentielle de 2002, installer dans la durée une lecture parlementaire de la Ve. Au contraire, Jacques Chirac a élargi les possibilités pour le Parlement de destituer le président « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». De même, Nicolas Sarkozy a aussi renforcé le pouvoir du Parlement dans sa réforme de 2008. Il est temps qu’à gauche on relise Pierre Mendès France, opposé à la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct. « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique », disait-il. Rendons donc hommage à sa vision et tirons-en les conséquences. Pour sauver la République, il ne suffira pas de défaire Marine Le Pen, nous devons faire de l’élection législative le moyen de changer cette République. De l’Assemblée élue pourra découler un gouvernement qui s’imposera au nouveau président.
C’est le présidentialisme qui asservit les partis majoritaires. Dans la conception gaullienne de la Ve République, c’est le président qui incarne l’unité nationale et les valeurs de la République. Or, au cours du quinquennat écoulé, on a constaté que c’est souvent du Parlement qu’est venue cette incarnation. Qui a empêché l’inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité pour simple délit d’atteinte à la vie de la nation ? Une majorité de parlementaires de droite et de gauche à qui l’on n’a pas assez rendu hommage. Qui a constitué une commission d’enquête après les attentats terroristes de 2015, et rendu un rapport unanime ? L’Assemblée nationale. Qui a voulu contrôler de façon permanente l’état d’urgence et ses éventuels excès ? Les commissions des lois de l’Assemblée et du Sénat. Et quand demain – aux élections législatives de juin – se présenteront Marine Le Pen et son parti le Front national, avec la force que lui donneront les 40% ou plus que la présidentielle trumpisée lui aura permis d’obtenir, qui pourra le mieux lui résister, sinon dans les différentes circonscriptions, des élus aux attaches locales et républicaines ? Si ce rééquilibrage démocratique de nos institutions n’intervient pas, notre République en mourra.