Rencontre James Gray, le seigneur de la jungle
Et si avec ce portrait de Percy Fawcett, qui explora l’AMAZONIE et dont la disparition reste une énigme, le cinéaste de “THE IMMIGRANT” parlait de lui ? Rencontre
« THE LOST CITY OF Z », par James Gray (en salles).
James Gray aime les naufrages silencieux et les faillites obscures. « The Lost City of Z », sans doute son plus beau film, s’achève sur une dissolution : l’explorateur Percy Fawcett s’enfonce dans la jungle amazonienne, pour sa septième expédition, et nul ne sait ce qu’il est devenu. Un océan de verdure se referme sur lui et son fils, tandis que des hommes issus d’anciennes civilisations s’avancent, murmurent des chants de concorde pour les dieux de la forêt. James Gray a mis dix ans à porter à l’écran le livre de David Grann (Robert Laffont), qui relate l’infernale quête de cet explorateur obsédé par une ville inconnue, qu’il nomme « Z », dont il ne reste quasiment aucune trace. C’est son Eldorado, son Icarie de rêve.
« Fawcett était mû par un immense besoin de reconnaissance, dit James Gray. D’une part, il n’était pas reconnu par la bonne société anglaise et, d’autre part, il était méprisé par la Royal Geographical Society. Avec l’exploration, il tenait sa vengeance. » Las ! D’abord loué par les birbes de la RGS, puis moqué pour ses idées baroques – Fawcett insistait pour dire qu’il y avait eu une civilisation antique dans la jungle, au grand dam des colonialistes –, notre homme poursuivit sa marotte de 1906 à 1925, et, ainsi, entra dans le grand livre de l’Empire britannique. Avec le film de James Gray, Fawcett sort de la mythologie des lianes et des cannibales pour entrer dans le monde de la lutte des classes. « Le plus curieux, c’est qu’il avait raison. Depuis le tournage du film, on a découvert des traces de constructions en Amazonie. Il y avait là, il y a plus de six mille ans, une cité dont il ne reste que des indices révélés par la déforestation récente. »
Fawcett remonte le fleuve : la chaleur, les insectes, les maladies, la fatigue, l’hostilité des Indiens, tout se ligue contre lui. La caméra sinue sous des voûtes de cathédrales végétales, la brume poisse le rivage, les hommes tombent, ravagés par les virus tropicaux. Fawcett avance, enragé. C’est cette colère, cette tempête que capte James Gray – car c’est la sienne. Gosse juif à New York, il a subi les moqueries antisémites de copains, qui l’ont blessé à vif : son arrièregrandpère a été assassiné lors des pogroms tsaristes en Ukraine, au début du xxe siècle. Son père, petit entrepreneur en électricité, a fait faillite. Sa mère est morte d’un cancer à Brooklyn alors qu’il avait 19 ans. James Gray en a tiré des convictions : le monde est noir, le prolétariat n’a rien à perdre sauf ses chaînes, la famille est un lieu de douleur. De « Little Odessa » (1994) à « The Immigrant » (2013), de « The Yards » (2000) à « La nuit nous appartient » (2007), il devient le dernier cinéaste américain inspiré par Zola et les porteurs de flambeau socialistes.
« The Lost City of Z » est une odyssée en miettes, qui se termine par une scène poétique inspirée, lointainement, de Truffaut : « L’un des plus beaux moments de cinéma au monde, juge Gray, c’est la conclusion ouverte des “Quatre Cents Coups”, avec Jean-Pierre Léaud qui regarde la mer… On ne sait pas ce qu’il va devenir. » Même sentiment, dans « The Lost City of Z » : l’avenir demeure inconnu. « Mais l’analyse sociale, elle, reste valable. Depuis la disparition de l’URSS, il n’y a plus de balance idéologique, et Marx semble tombé dans l’oubli. Or il demeure actuel, plus que jamais… » L’avènement de King Trump valide les convictions de gauche, donc ? « Il n’y a aucun moyen de parler de Trump sans être saoul. C’est la première fois que j’ai honte de mon pays », dit Gray. Salut aux aventuriers, acerbe démontage de la pensée coloniale, opéra de la disparition et des confins, « The Lost City of Z » devait être joué par Brad Pitt. Mais le casting a changé, laissant le rôle à Charlie Hunnam, qui est ici une révélation. Brad Pitt est resté, par solidarité, producteur de ce film magnifique où passe une mélancolie romantique tempérée par l’espoir de la sociale. Même dans la jungle, c’est la lutte finale.
Film d’aventures américain, avec Charlie Hunnam, Robert Pattinson, Sienna Miller (2h20).
L’aventure authentique de Percy Fawcett, explorateur britannique qui passa sa vie à explorer l’Amazone, détecta les traces d’une civilisation ancienne, se fit ridiculiser par la Société de Géographie de Londres, et, lors de sa dernière expédition, en 1925, disparut mystérieusement. Tiré du livre de David Grann, le film de James Gray est somptueux. Comme dans « The Yards » et « The Immigrant », le réalisateur met en valeur les lignes de contrainte du capitalisme (ici, de l’impérialisme): lutte des classes, mépris des civilisations « sauvages », nécessité d’expansion. On sent, derrière l’entreprise de Fawcett, toute l’arrogance d’une société britannique raidie dans sa supériorité colonialiste, arrogance que le cinéaste contemple avec une rage contenue. Les expéditions se succèdent, les déceptions aussi, la jungle dévore les hommes et Fawcett, magnifique conquérant de l’impossible, se dissout dans l’inconnu. Les images de Darius Khondji sont d’une beauté rare et l’interprétation de Charlie Hunnam (« Crimson Peak ») est parfaite. C’est du grand cinéma, porté par un lyrisme ample, une poésie tragique.