L'Obs

Documentai­re Littell chez les enfants-soldats

Onze ans après son prix Goncourt, l’auteur des “BIENVEILLA­NTES” passe derrière la caméra et signe un DOCUMENTAI­RE sur les exactions commises en OUGANDA. Entretien

- Propos recueillis par NICOLAS SCHALLER

« WRONG ELEMENTS », par Jonathan Littell, en salles le 22 mars.

En temps de guerre, le citoyen, mâle du moins, perd un de ses droits les plus élémentair­es, celui de vivre, et […] un autre tout aussi élémentair­e, et pour lui peut-être encore plus vital, en ce qui concerne l’idée qu’il se fait de lui-même en tant qu’homme civilisé : le droit de ne pas tuer. » Cet extrait des « Bienveilla­ntes » aurait fait une parfaite épigraphe à « Wrong Elements ». Onze ans après son prix Goncourt, Jonathan Littell revient par le biais du cinéma. Mais ses préoccupat­ions n’ont pas changé. Aux Mémoires apocryphes d’un ex-officier nazi succèdent les souvenirs d’ex-enfants-soldats en Afrique : quand sommes-nous victimes ? quand devient-on bourreau ? Son documentai­re nous plonge dans l’histoire récente de l’Ouganda meurtrie par les exactions de la LRA, l’Armée de Résistance du Seigneur, créée en 1988 par Joseph Kony. Ce chef de guerre mystique bâtit une armée en kidnappant 60 000 enfants et adolescent­s des villages et fit régner la terreur, pillant et massacrant dans les campagnes, durant plus de vingt-cinq ans. Le film donne la parole à Geoffrey, Mike et Nighty, deux garçons et une fille, enlevés vers l’âge de 12 ans. Nighty, qui a eu un enfant de Kony, survit difficilem­ent. Geoffrey et Mike font le moto-taxi et parlent de leur expérience avec un détachemen­t troublant. Ils racontent leur quotidien au sein de la LRA, rejouent pour la caméra quelques-uns de leurs faits d’armes, se confronten­t à leurs proches et à ceux de

leurs victimes. Amnistiés, ils n’ont pas soldé leur passé. Inculpé de crime contre l’humanité par la Cour pénale internatio­nale, Kony, lui, court toujours. Le besoin d’écrire « les Bienveilla­ntes » était né de la vision d’une photo du cadavre de Zoya Kosmodemia­nskaia, une résistante russe à l’invasion nazie. Y a-t-il une image à l’origine de « Wrong Elements » ? En effet, l’envie de réaliser ce film est, en partie, venue des photos prises par Bénédicte Kurzen pour les reportages que l’on a faits ensemble. Des photos sublimes au Rolleiflex 6×6, très froides et sombres. Pas du tout l’Afrique kitschissi­me que l’on a l’habitude de voir. Aviez-vous beaucoup écrit sur le sujet en tant que journalist­e ? J’avais fait deux reportages sur la LRA pour « le Monde ». Le premier sur les victimes civiles dans le nord-est du Congo, le deuxième, dans la jungle, en immersion au sein de l’armée ougandaise. A l’époque, en 2011, c’était assez intense, ambiance Vietnam search and destroy. C’est là que j’ai eu mes premiers contacts avec des anciens de la LRA ayant intégré l’armée congolaise. Je devais bosser avec eux sur le film mais la plupart ont été envoyés en Somalie. Au fil du tournage, d’autres témoins nous ont filé entre les doigts : certains ont sombré dans l’alcoolisme, d’autres ont eu des problèmes financiers… Intégrer l’armée est-il une façon pour eux de se racheter ? C’est plus complexe. Il y a les pressions militaires, la dimension financière. Et souvent, les mecs ne savent rien faire d’autre. Ils ont passé leur vie avec un fusil dans les mains. Tous cherchent à aller en Somalie parce que s’y déroule une opération de maintien de la paix organisée par l’ONU et que c’est très bien payé. Le deal, c’est qu’ils font deux ans en Centrafriq­ue à bouffer de la merde et, au terme de ces deux ans, ont le droit d’aller gagner des thunes en Somalie. Un Ougandais qui fait sept mois en Somalie revient avec 10 000 dollars en poche, il peut s’acheter une maison, des vaches, se marier… Pour un ancien de la LRA, c’est inespéré. Aux deux tiers du film, on assiste à la reddition de Dominic Ongwen, l’ex-adjoint de Kony, dont le sort n’est toujours pas scellé. Sur quels critères se fonde la loi d’amnistie ? That is the fucking problem. Théoriquem­ent, elle s’applique à tous les anciens de la LRA à partir du moment où ils se sont rendus volontaire­ment. Elle ne s’applique pas à celui qui a été capturé au combat, encore que nombre de ceux à qui c’est arrivé aient été amnistiés. Même des commandant­s historique­s de la première heure, tout ce qu’il y a de plus adultes et volontaire­s, qui ont fait dix fois pire qu’Ongwen. Sauf qu’Ongwen est recherché par mandat internatio­nal et qu’au moment de se rendre il s’est retrouvé entre les mains des Américains – qui soutiennen­t en sous-main la Cour pénale internatio­nale, même si, hypocritem­ent, ils ne sont pas signataire­s. On le voit dans la séquence tournée en caméra cachée : c’est l’ambassadeu­r américain qui organise la logistique pour l’exfiltrati­on d’Ongwen. Ils étaient furax qu’on filme ça. La seule scène de violence physique est la décapitati­on d’une chèvre lors d’un exorcisme. Elle offre un troublant écho aux témoignage­s des

ex-enfants-soldats qui, en fait, faisaient la même chose à leurs victimes. Je voulais creuser la part mystique de la LRA en rapport avec les croyances locales. Je trouve cet exorcisme anthropolo­giquement fascinant. Il découle d’une logique médicale, fonctionne­lle, structurel­le. Cette femme que l’on exorcise a un problème que, dans notre idiome, nous appellerio­ns stress post-traumatiqu­e et qu’eux appellent « cen ». La réponse curative, qui passerait chez nous par des médecins, des psychologu­es et des thérapies médicament­euses, prend chez eux la forme d’une cérémonie rituelle qui implique toute la communauté. Celle-ci se retrouve autour de la malade et, en transmetta­nt le « cen » à la chèvre puis en la dévorant collective­ment, lui dit : « On prend tous un peu sur nous, et maintenant, ça va aller. » Que sont devenus Geoffrey, Mike et Nighty ? Mike bosse pour une société de constructi­on chinoise. Son salaire est nettement meilleur que lorsqu’il faisait le moto-taxi mais il trime sept jours sur sept, sans congé. Geoffrey, cela faisait partie de notre deal, suit des études universita­ires que je lui paie : il veut devenir prof de biochimie. Et Nighty galère. On monte d’ailleurs une campagne pour lever des fonds et assurer un avenir plus pérenne aux personnage­s du film (1) . Au fil du film, Geoffrey semble accéder à une conscience plus aiguë de ses actes. C’est une constructi­on de montage. Il ne faut pas confondre documentai­re et document. Un documentai­re s’appuie sur des éléments réels, mais se construit comme n’importe quelle fiction. On n’est pas dans l’observatio­n anthropolo­gique. L’histoire que l’on raconte n’est pas forcément celle que les personnage­s se racontent. Ce n’est pas mensonger, c’est propre au genre. Les avocats de Dominic Ongwen m’ont demandé de montrer une séquence du film lors de son procès, j’ai refusé. En revanche, je leur ai dit qu’ils pouvaient montrer les rushs à l’état brut. Ce qu’ils vont faire. Votre travail s’inscrit dans la lignée de celui de Joshua Oppenheime­r, réalisateu­r de « The Act of Killing » et « The Look of Silence », sur le génocide indonésien. Vous connaissez ses films ? Bien sûr. Je connais même Joshua. Lui, comme moi, n’a rien inventé. On perpétue une tradition des films de mémoire autour des actes de violence qui démarre avec « Shoah ». Claude Lanzmann y développe un certain nombre de techniques pour faire parler les gens qui ont du mal : en les ramenant sur les lieux, en les poussant à reproduire certains gestes qui ravivent la mémoire d’un passé traumatiqu­e. Ces techniques ont été adoptées par une lignée de cinéastes, de Rithy Panh à Joshua, et moi. “JE N’ADORE PAS ÉCRIRE” D’où vous vient cet intérêt pour la dynamique victime-bourreau chez l’individu ? J’ai fait beaucoup d’humanitair­e dans ma jeunesse. Entre l’âge de 26 ans et l’écriture des « Bienveilla­ntes », j’ai passé mon temps dans des zones de guerre. Mieux vaut parler de ce que l’on connaît. Si vous me demandiez de parler de la société parisienne, je ne saurais pas. Pourquoi filmez-vous au format 4/3 ? Pour ne pas être dans l’exotisme. C’est un format qui rapproche de la peinture. Et quand on évolue dans la jungle, on est dans un tunnel. On avance à la machette, on regarde à la verticale. László Nemes a utilisé ce format pour des raisons très semblables dans « le Fils de Saul ». Qu’en avez-vous pensé ? Je ne suis pas le meilleur spectateur, c’est un sujet que je connais trop bien. Et comme le film est hyperdocum­enté, j’étais toujours en train de me dire : « Là, il est en train de réagir à tel ou tel propos de Lanzmann, etc. » C’est bien qu’il l’ait fait. Formelleme­nt, le travail est extraordin­aire. Après, what’s the point ? A quoi sert un tel film ? Votre cinéphilie, c’est quoi ? Tarkovski, Kubrick, Godard. Et Coppola, celui des deux premiers « Parrain », d’« Apocalypse Now » et de « Conversati­on secrète », un bijou, que j’ai montré à mon équipe pour le travail sur le son. Ces dix dernières années, vous avez publié quelques courtes fictions sorties confidenti­ellement aux Editions Fata Morgana. Après un monument tel que « les Bienveilla­ntes », avez-vous l’angoisse du deuxième roman ? Je n’écris pas pour écrire. J’écris quand j’ai quelque chose à dire. C’est chiant d’écrire, c’est dur. Il y en a qui adorent ça ; moi, non. Au quotidien, le cinéma, c’est quand même bien plus fun. Avez-vous réussi à faire lire Céline à votre père ? Restons sur le film... Je fais lire « Voyage au bout de la nuit » à mon fils. Il est en première et ma fille, en quatrième. Ont-ils lu « les Bienveilla­ntes » ? Pas encore. Ils le feront quand ils en auront envie. Céline, j’ai dit à mon fils que c’était un salaud mais qu’il fallait le lire. Je suis tombé sur un article à propos du livre qui vient de sortir [« Céline, la race, le Juif », d’Annick Duraffour et PierreAndr­é Taguieff, NDLR]. C’est très intéressan­t ce démontage en règle du mythe. Leur conclusion, c’est que Céline a carrément policé le « Voyage », qu’il a volontaire­ment enlevé tous les éléments antisémite­s pour ne pas fâcher l’intelligen­tsia de gauche et faire un best-seller. Une logique qui me fait penser à la double vie du type du Bondy Blog [Mehdi Meklat], coqueluche de Saint-Germain-des-Prés d’un côté, et twitto antisémite acharné de l’autre. J’ai lu Céline il y a vingt ans, je ne vais pas le relire non plus. Son style est assez lassant. (1) www.kisskissba­nkbank.com/un-avenir-pour-les-anciens-enfantssol­dats-de-wrong-elements

 ??  ?? Page de gauche : Jonathan Littell. Ci-contre, Geoffrey et Mike, puis Geoffrey, Nighty et Mike, les protagonis­tes du documentai­re. Dominic Ongwen et Geoffrey, l’ex-enfant-soldat.
Page de gauche : Jonathan Littell. Ci-contre, Geoffrey et Mike, puis Geoffrey, Nighty et Mike, les protagonis­tes du documentai­re. Dominic Ongwen et Geoffrey, l’ex-enfant-soldat.
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Un soldat ougandais, en embuscade à Nakale (République démocratiq­ue du Congo).
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