Etats-Unis La grande peur des clandestins
Donald Trump a décrété qu’ils étaient des “bad hombres”, des criminels. Alors en Arizona la chasse aux sanspapiers est ouverte. Mais la résistance s’organise
M ontgomery, Alabama, 1er décembre 1955 : une femme noire refuse d’aller à l’arrière du bus pour laisser la place qu’elle a choisie, réservée aux passagers blancs. Elle s’appelle Rosa Parks et décide qu’elle en a assez. Phoenix, Arizona, 8 février 2017 : une mère de famille hispanique se rend à une convocation des autorités, sachant qu’elle risque d’être expulsée vers un Mexique qu’elle a quitté, adolescente, plus de vingt ans auparavant. Elle s’appelle Guadalupe Garcia de Rayos et décide qu’elle en a assez… On ose la comparaison? On ose. Les deux situations sont très différentes, mais, dans les deux cas, elles mettent en scène le défi d’une femme ordinaire, né d’un ras-le-bol soudain. « Ma femme savait qu’elle avait toutes les chances d’être arrêtée, peut-être même d’être expulsée, raconte le mari de Guadalupe, qui accepte de se faire photographier, mais pas de donner son nom, étant lui aussi en situation irrégulière. Mais elle était fatiguée de fuir. Elle m’a dit : “Ce qu’ils me font, ils le feront à d’autres familles.” Je l’admire. Elle est très courageuse. »
Donald Trump l’a dit et redit : dans la chasse aux immigrés clandestins, ce sont les bad hombres (« criminels ») qui l’intéressent. Le problème, comme toujours avec Trump, est qu’il s’agit d’un mensonge. Avec lui, tous les immigrés sans papiers sont des bad hombres en puissance. Son décret et deux documents internes l’accompagnant autorisent les agents de la police migratoire à détenir pratiquement tout étranger sans papiers avec lequel ils entrent en contact. Soit la grande majorité des clandestins. Des « criminels » comme Guadalupe.
En 2008, elle a été prise dans une rafle sur son lieu de travail, ordonnée par le shérif Joe Arpaio, un fou furieux de la chasse aux immigrés clandestins. Son crime? Cette mère de deux enfants de 16 et 14 ans nés aux Etats-Unis avait fourni un faux numéro de Sécurité sociale. Elle n’a jamais commis d’autre délit que d’inventer ce sésame indispensable pour travailler, qui lui a valu six mois de prison ferme. Cela a pourtant suffi aux agents de l’ICE (la police de l’immigration et des douanes) pour l’expulser. Son époux tente de se rassurer : « On la fera revenir, j’ai bon espoir, Mais cela sera long et difficile. »
Pour Guadalupe, une seule date comptait : les 15 ans de sa fille Jacqueline en octobre, cette quinceañera tellement importante dans la vie des latinos. La salle était déjà retenue, la robe, choisie, les nappes étaient sélectionnées. Quant à Lupita, une petite femme aux yeux vifs qui commence à vous parler en espagnol avant de passer à un anglais courant, la date qui l’obsède est le 13 mai prochain. « Ce sera la remise de diplôme de ma fille de 23 ans, dit-elle
toute fière. Elle veut être prof. Mon fils de 19 ans, lui, est à l’université de Flagstaff, dans le nord de l’Arizona. Il étudie la justice criminelle. » Parviendra-t-elle au 13 mai ? Son seul péché est d’avoir traversé la frontière illégalement. Premier passage à 14 ans, en compagnie d’un père qui repart au bout de trois mois. Elle est expulsée en 2011 vers son Etat natal du Guerrero, où les kidnappings d’habitants ayant de la famille aux Etats-Unis sont monnaie courante. Lupita revient dans son pays d’adoption après un an. Aujourd’hui, confie-t-elle, « j’ai vraiment peur d’être arrêtée. Je pense à changer de domicile mais ce n’est pas évident, cette maison a toujours été notre chez-nous. Je fais tout comme s’il s’agissait de mon dernier jour ».
Peur sur la ville… Rosa et Luis Vallejo la sentent rôder, depuis le comptoir de leur petite épicerie de Phoenix. « Notre chiffre d’affaires a baissé de 20%. Depuis la mijanvier, les gens mettent de l’argent de côté pour leurs frais d’avocat, explique Rosa, qui vient du Nicaragua. Ils prennent moins le volant de peur d’être arrêtés. En sortant de l’épicerie, une cliente a été prise en filature par une voiture de flics. Je ne sais pas comment cela s’est terminé. » Les arrestations se font souvent au petit matin, les agents de l’ICE appréhendant leurs cibles dès qu’elles mettent le pied hors de chez elles. Ou ailleurs, dans la journée. A Jackson, dans le Mississippi, Daniela Vargas, 22 ans, a été arrêtée le 1er mars à la sortie d’une conférence de presse où elle venait de dénoncer les arrestations de son père et de son frère. Venue d’Argentine à l’âge de 7 ans, elle est une dreamer, du nom d’une proposition de loi (le Dream Act) jamais votée en faveur des immigrés sans papiers arrivés mineurs aux Etats-Unis et n’ayant connu aucun démêlé avec la justice.
A Highland Park, dans le nord de Los Angeles, c’est en emmenant sa fille de 13 ans à l’école que Romulo Avelica-Gonzalez a été arrêté. Restée dans la voiture, l’adolescente en pleurs a filmé l’arrestation. Père de quatre enfants nés aux Etats-Unis, Romulo vit dans le pays depuis plus de vingt ans. Son seul crime est une amende pour conduite en état d’ivresse (il a arrêté de boire depuis).
« Oui, reconnaît Rosa, l’épicière de Mi Tienda Latina, les gens ont peur. Mais ils veulent se battre, aussi. Ils n’imaginent pas un instant de s’en aller. » Sur les 11 millions de migrants en situation irrégulière aux Etats-Unis, 60% sont là depuis au moins dix ans. Ils sont intégrés. « En 2010, quand
l’Arizona a passé une loi très dure sur l’immigration, nous avions tous la trouille, nous ne savions pas ce qui allait nous arriver. J’ai loupé le premier semestre de ma fac, et dans le garage de mes parents, les bagages étaient prêts », se souvient Adriana Garcia, 24 ans, arrivée aux Etats-Unis à l’âge de 8 ans. Même si les dreamers sont moins menacés que d’autres, leur vie peut virer au cauchemar. Kathryn, 18 ans, est arrivée de Colombie à l’âge de 2 ans. « Ma petite soeur et mon frère sont nés ici. Parfois ils se moquent de moi gentiment en disant : “Oh, la clando!” Mais la vraie crainte est qu’ils expulsent mes parents, qui n’ont pas leurs papiers. Nous avons déjà organisé tout un plan : s’ils sont arrêtés, je serai chef de famille. »
« Cela me rappelle les rafles du début des années 2010 en Arizona, quand la terreur régnait dans les rues, se souvient Alessandra Soler, directrice locale de l’Aclu, principale association américaine de défense des droits civiques. Il y avait eu un exode d’immigrés, l’économie avait été frappée de plein fouet. » Mais, cette fois, les choses seront peut-être différentes. « Le mot d’ordre qui revient partout est “résistance”, dit Adriana Garcia. Nous savons comment nous battre. » Elle-même a été arrêtée l’an dernier pour désobéissance civile (lors d’une manif contre le gouverneur). Trump a certes promis de ne pas s’attaquer aux dreamers comme elle, mais elle est plus que méfiante : « Ce serait irresponsable de croire que nous sommes à l’abri. » Elle doit bientôt renouveler son permis de travail. « Avec mon arrestation, qui sait si je l’aurai? »
« Phoenix est un laboratoire : nous avons déjà eu un Trump en la personne de Joe Arpaio », explique Lucia Sandoval, une jeune porte-parole de Puente Arizona, une association particulièrement efficace sur le terrain. Le shérif a finalement été battu à l’élection de novembre dernier, mais le dispositif anti-Arpaio reste en place, piloté par une nouvelle génération de latinos (et plus souvent de latinas) aux nerfs d’acier, virtuoses de la mobilisation sur le terrain et des réseaux sociaux. Comme Adriana et tant d’autres activistes rencontrés, Lucia n’a pas 30 ans, elle s’est impliquée en réaction contre la politique musclée de l’administration républicaine de l’Etat. Puente Arizona, One Arizona, Promise Arizona… Des dizaines d’associations ont été créées, elles quadrillent cet Etat où les migrants représentent 14% de la population et paient plus de 5 milliards de dollars d’impôts.
A l’antenne de Puente Arizona, ce mercredi, une grosse trentaine de migrants écoutent attentivement, pendant plus de deux heures, les conseils des militants. Leur classe fait partie d’un cours de défense contre les expulsions désormais très couru. Exemples de conseils : « Si l’on vous demande une pièce d’identité, n’en montrez jamais une de votre pays d’origine » ; « Exigez de parler à un avocat! A un juge! »; « La police de l’immigration ne peut jamais entrer chez vous sans mandat de perquisition »; « Ne montrez pas de faux documents à la “migra” [l’ICE, NDLR], c’est très dangereux »; « Si vous êtes détenu, vous avez le droit de passer un coup de téléphone »; « Ne signez rien! » Les questions fusent, pointues, précises.
Mais la résistance à Trump va bien au-delà des groupements de défense des latinos. « S’il y a une bonne nouvelle, dans ce cauchemar, c’est l’aide qui provient de tous côtés et les solidarités qui se multiplient, note Petra Falcon, la directrice de Promise Arizona. Asiatiques, communauté musulmane, réfugiés… Les gens se parlent, se rencontrent. Tout le monde se coordonne avec le mouvement qui veut faire de Phoenix une ville sanctuaire. » A l’Aclu, Alessandra Soler ne sait plus où donner de la tête. « Une centaine d’avocats de la ville nous ont appelés pour offrir leur aide, raconte-t-elle. Nous essayons maintenant de les former. Tous ne sont pas spécialisés dans l’immigration, mais ils peuvent par exemple aider à organiser une “réponse rapide” en cas de raid. » Les dons affluent. En un seul week-end de janvier, au niveau national, l’association a reçu 24 millions de dollars de dons, soit six fois son total annuel habituel. Cela va permettre à Alessandra d’embaucher deux avocats à temps plein, en plus des cinq qu’elle a déjà.
Ailleurs, loin des associations, des habitants préparent spontanément des refuges (chambres, sous-sols…) pour les immigrés en danger. A la First Congregational Church, dans le nord de Phoenix, le révérend James Pennington a réservé une petite pièce à ceux qui devront se cacher des autorités. Même du côté de ces dernières, la résistance à Trump s’organise çà et là. Le maire de Phoenix n’a pas voulu que le conseil municipal déclare sa métropole « ville sanctuaire » pour les migrants, pour ne pas voir le robinet à dollars des fonds fédéraux s’assécher brutalement, mais la ville réfléchit à d’autres types d’aide. Quant au chef de la police, il semble très réticent à l’idée que ses troupes viennent jouer les auxiliaires dans la chasse aux clandestins. D’autant que le taux de criminalité de ces derniers, contrairement à ce que prétend le président, est inférieur de moitié à celui de la population en général.
Quelle stratégie de résistance adopter? Certains suggèrent de ralentir par tous les moyens la machine judiciaire, déjà engorgée. « Les deux centres de détention de migrants de la région sont déjà pleins à ras bord, faute de place. L’un de mes clients a été “exporté” en Virginie, indique Johnny Sinodis, un avocat. Personne ne savait où il était ! » Mais lui n’est pas pour l’embouteillage volontaire des tribunaux : « Les gens sont détenus dans des centres qui ont tout d’une prison, ils veulent en finir. Chaque jour ils deviennent plus désespérés, ce qui joue en faveur de l’administration. » D’autant que celle de Trump a prévu d’imposer des conditions dignes du « Choix de Sophie » : selon un plan à l’étude, les familles de demandeurs d’asile seraient séparées, les mères devant choisir entre repartir dans leur pays d’origine en compagnie de leurs enfants, ou être séparées d’eux et rester dans un centre de détention pour faire leur demande d’asile.
Pour accélérer les expulsions de masse, l’administration a prévu de confier au secteur privé la construction de nouveaux centres de détention près de la frontière et d’installer des juges à proximité. Elle veut expulser les clandestins quatre-vingt-dix jours au plus tard après leur arrestation, alors même qu’« un tel délai est impossible si l’on prétend respecter les droits des prévenus », remarque Johnny Sinodis. La confrontation ne fait que commencer, elle sera âpre, violente. « A l’échelle du pays, nous avons 300 avocats. En comparaison des 19000 que compte le gouvernement, rappelle Alessandra Soler, c’est David contre Goliath. » Mais David, comme chacun sait, s’en est plutôt bien tiré…
CONSEIL DE MILITANT : “SI L’ON VOUS DEMANDE UNE PIÈCE D’IDENTITÉ, N’EN MONTREZ JAMAIS UNE DE VOTRE PAYS D’ORIGINE.”