Corse Opération mains propres
L’argent public est aujourd’hui convoité en Corse par le grand banditisme dont les liens avec le milieu politique apparaissent au fil des enquêtes. Face à cette dérive mafieuse, le temps de l’impunité semble fini
Dans le ciel bleu vif de l’été méditerranéen, deux hélicoptères s’élèvent au-dessus d’Ajaccio et filent vers Bastia. L’un transporte Manuel Valls, alors Premier ministre, en visite sur l’île. Des élus insulaires ont grimpé dans le second. En ce mois de juillet 2016, la torpeur estivale s’est déjà abattue sur la Corse. Magistrats et enquêteurs spécialisés dans la grande délinquance financière insulaire s’amusent du spectacle et feignent de s’inquiéter. « Si l’hélico s’effondre, on perd tous nos clients, on est au chômage », s’amuse l’un d’eux.
Jamais en effet les élus corses, tous bords et toutes fonctions confondues, n’ont fait l’objet d’autant de poursuites judiciaires et de condamnations pour détournement de fonds publics, favoritisme, corruption, prise illégale d’intérêts… Depuis cet été, par exemple, le député (PRG) Paul Giacobbi – qui se trouvait à bord d’un des hélicoptères – a été condamné à trois ans de prison ferme assortis d’une peine de cinq ans d’inéligibilité. Un séisme sur l’île. Après vingt ans de règne, l’ancien patron de la HauteCorse, puis de la collectivité territoriale de l’île, est tombé pour avoir supervisé l’octroi de 500 000 euros de subventions bidon à des fins clientélistes. Impensable il y a quelques années tant l’homme et ses proches semblaient intouchables, tant la justice semblait dans l’impossibilité d’attaquer frontalement le « système Giacobbi ».
Même si elle ne porte pas ce nom, une véritable opération mains propres a bien été lancée sur l’île depuis deux ans environ. Elle ne concerne pas que les élus. Comme le souligne un rapport confidentiel sur « la criminalité organisée en Corse » finalisé cet été, les membres du grand banditisme sont également visés. Plus intéressés jusque-là par les machines à sous ou les braquages, ils convoitent aujourd’hui l’argent public et tentent de pénétrer la politique locale. Le service d’analyse et de renseignement de la police judiciaire (Sirasco), à l’origine de ce rapport, n’hésite pas à qualifier ce basculement de « dérive mafieuse », caractérisée par des voyous à la « recherche de relais au sein des administrations régaliennes » et ayant « recours à la violence et à un système organisé d’intimidation ».
Le trésor de guerre est énorme, alimenté par l’argent public qui coule à flots sur l’île. D’ici à 2020, l’Etat aura versé 2 milliards d’euros à la Corse dans le cadre du plan exceptionnel d’investissement pour développer les transports, la gestion des déchets ou encore l’aménagement urbain. La fonction publique territoriale est le premier employeur de l’île, avec un tiers de la population active dans ses rangs. « Aujourd’hui, il est plus lucratif et beaucoup moins dangereux pour un voyou de se placer sur des appels d’offres, de menacer pour trouver des subventions ou obtenir un job à la collectivité sans travailler que de faire un braquage, résume une source policière. En volant l’argent public, certains se disent qu’ils ne volent personne… donc ils ont l’esprit tranquille.»
Dans bien des affaires, des élus locaux se retrouvent ainsi au coeur de scandales d’emplois fictifs ou de marchés publics truqués (voir encadrés). « La fonction d’élu local […] permet souvent de faire le lien entre le monde légal et illégal en Corse », estime le Sirasco. Parmi les maires concernés, certains sont des cibles, objets de menaces et de pressions. D’autres sont identifiés comme des proches du grand banditisme. Des clans sont même soupçonnés de faire élire des hommes à eux pour s’assurer une influence. « Un groupe criminel digne de ce nom n’existe que s’il possède des relais dans les milieux économiques et politiques,
souligne une source policière. Ce n’est ni un cliché ni une caricature de dire que les clans corses ont toujours excellé depuis le début du siècle à pénétrer tous les milieux de la société. Sur l’île y compris… » Le rapport du Sirasco s’interroge ainsi sur l’élection dans la plaine orientale d’un maire proche d’un des clans réputés régner sur l’île aujourd’hui. L’édile siège même à la Safer Corse, l’organisme responsable d’aménagements dans le monde rural. Les enquêteurs notent également la présence dans ce même organisme de Jacques Costa, maire de la petite commune rurale de Moltifao et frère de Maurice Costa, ancien parrain de la Brise de Mer, grand clan criminel aujourd’hui disparu… L’élu, que nous avons rencontré, explique ne pas s’occuper des affaires de sa famille. Lors du procès Giacobbi, il est même apparu en pourfendeur du système, dénonçant les magouilles et le clientélisme, et s’apprête à réitérer en appel. Les observateurs y voient une possible vengeance. Lui affirme simplement être honnête et n’avoir pas peur de dire la vérité…
La suspicion de porosité, voire de collusion, entre politiques et grand banditisme est encore accentuée par les assassinats visant des « cols blancs ». Ici comme nulle part ailleurs, les enquêtes financières sont jalonnées de règlements de comptes sanglants. Le dernier meurtre en date est celui de Jean Leccia, directeur général des services (DGS) de la Haute-Corse, abattu par un commando à moto alors qu’il rentrait chez lui après une soirée électorale, en mars 2014. Les juges chargés de l’enquête ont aussitôt privilégié des pistes « financières ». Des entreprises avaient été écartées de marchés publics d’entretien du réseau routier de l’île (les plus lucratifs de Corse) quelques jours avant sa mort. Les nombreuses écoutes et investigations menées dans ce dossier ont par ailleurs déclenché l’ouverture de sept nouvelles enquêtes, notamment pour favoritisme et détournement de fonds publics. L’une d’elles porte sur des emplois fictifs présumés au sein du conseil départemental de Haute-Corse. En 2011, déjà, les investigations menées après la mort du bras droit de Paul Giacobbi (alors à la tête de la collectivité territoriale), Dominique Domarchi, avaient permis de mettre au jour des magouilles financières… et débouché sur l’affaire des gîtes ruraux. Celle qui a valu à Paul Giacobbi d’être condamné en janvier dernier.
« On ne peut pas, cependant, parler de mafia en Corse, souligne une source policière. De dérives oui, peut-être, mais l’Etat exerce un réel contrepoids. » Avec l’accalmie sur le front des règlements de comptes et le dépôt des armes par les nationalistes, la lutte contre la grande criminalité financière est devenue la priorité des pouvoirs publics. Les moyens sont là. Après la création du parquet national financier à Paris en 2013, le seul pôle spécialisé dans la délinquance financière maintenue en France est celui de Bastia. « Sur les 108 procédures en cours ici, la
moitié concernent des atteintes à la probité publique, détaille Nicolas Bessone, procureur de Bastia depuis un peu plus de deux ans. Rien qu’en 2016, nous avons ouvert 22 nouvelles affaires sur ces thèmes. Les dossiers entraînent des dossiers… » Les groupes financiers, au sein de la police judiciaire comme de la gendarmerie, ont été renforcés et appliquent à la délinquance financière les techniques apprises dans le milieu du grand banditisme : écoute, filature, balisage de voiture… Des réunions régulières sont organisées pour scruter les attributions de marchés publics de grande ampleur. « Le système existait concernant le développement foncier, nous l’avons étendu », note Nicolas Lerner, le coordonnateur pour la sécurité en Corse. Une vingtaine d’anomalies ont déjà été signalées au parquet depuis 2015.
Pour le moment, seuls les nationalistes, notamment portés au pouvoir par une population fatiguée du « système Giacobbi », restent à l’abri de tout scandale financier. Depuis leur arrivée en décembre 2015, ils portent même la transparence en étendard… « Ils ont créé une commission sur la transparence, en effet, reconnaît Dominique Yvon, l’un des représentants locaux de l’association de lutte contre la corruption Anticor, mais ils en ont choisi les membres. Et il n’y a personne d’Anticor. Alors j’attends de voir… » Lire aussi : « Corse, l’étreinte mafieuse », d’Hélène Constanty, Fayard, mars 2017.