“Les catégories populaires se réfugient dans le silence politique”
Une partie de la population ne veut plus être passive entre deux élections. Mais, selon le chercheur Loïc Blondiaux, ce sont souvent les plus aisés qui se mobilisent
De Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron, les candidats présentent leur programme comme le fruit d’une « participation citoyenne ». Est-ce du marketing politique ?
En partie, puisque les plateformes numériques, sur lesquelles les internautes sont encouragés à déposer des idées, servent aussi à communiquer, à mobiliser et à enrôler de nouveaux soutiens. Mais c’est aussi une réponse à un fait de société : une partie de la population ne se satisfait plus d’un rôle passif entre deux élections et revendique une possibilité d’interpellations, de critiques et de contributions à la recherche de « solutions ». Il resterait à analyser le profil sociologique de ces personnes qui réclament un rôle plus actif. Je pense qu’on les trouverait dans les fractions les plus jeunes, les plus éduquées et les mieux intégrées de la société.
Justement, ces dispositifs participatifs n’accroissent-ils pas les inégalités politiques ?
C’est un risque, en effet. Jusqu’à présent, les partis, les syndicats et les associations représentaient les catégories populaires dans le système politique. C’est de moins en moins le cas. Il y a un décrochage qui s’opère, un processus de désaffiliation politique. Le niveau de diplôme est ici la variable la plus déterminante. Les catégories populaires se réfugient dans une forme de silence politique. Dans le même temps, les strates les plus aisées s’emparent des outils participatifs mis à leur disposition. On risque donc de donner des espaces de parole supplémentaires à des personnes qui possèdent déjà une forte capacité d’influence.
Comment éviter ce travers ?
Des instruments de démocratie participative, tels que le community organizing, une méthode de mobilisation des quartiers populaires venue des Etats-Unis, s’efforcent de corriger ce biais sociologique. Quoi qu’il en soit, la démocratie participative ne fera jamais moins bien que la démocratie représentative d’aujourd’hui. Qui milite dans des partis politiques ? Qui est capable d’influencer les décideurs ? La démocratie participative peut contribuer à ouvrir des espaces de décision bien verrouillés.
Le Brexit, l’élection de Donald Trump favorisent-ils le renfermement de l’élite sur elle-même en entretenant la méfiance envers le référendum ou d’autres mécanismes de participation ?
Ces débats nous rappellent à l’ambivalence de l’idéal démocratique. C’est à la fois un idéal institutionnel – donner une égale possibilité aux citoyens d’influencer la décision – et un corpus de valeurs, de droits individuels et collectifs. Il peut arriver que ces deux logiques entrent en contradiction. Il est donc légitime de se demander ce que produirait une démocratie directe avec des citoyens éloignés des valeurs démocratiques. On doit aller plus loin en termes de participation citoyenne, mais en insistant sur la nécessité de défendre l’Etat de droit, de protéger le bloc de constitutionnalité. Cela étant dit, pourquoi le peuple serait-il plus déraisonnable que les élites ?
Parce que les conditions ne sont pas idéales pour un débat serein ?
C’est le défi qui est lancé à ceux qui réfléchissent à l’innovation démocratique ou à une transition constitutionnelle fondée sur le tirage au sort : organiser le débat pour qu’il ne tombe pas dans les pièges de l’accélération du temps médiatique, de la simplification des arguments, de la polarisation idéologique.
Les élites traditionnelles n’utilisent-elles pas la démocratie participative pour se relégitimer ?
C’est une possibilité. On ferait en sorte que « tout change pour que rien ne change ». Mais, si l’on raisonne historiquement, on s’aperçoit que c’est en intégrant la classe ouvrière que la démocratie libérale a réussi à survivre à elle-même ; en s’ouvrant à la parité, qu’elle a réussi à refonder sa légitimité. C’est dans cette optique qu’il faut penser la démocratie participative : même si un élu l’aborde avec hypocrisie, il lui est difficile de passer outre les résultats d’un débat public, s’il a fait semblant de s’y intéresser. Plus profondément, le désir de renouveau démocratique exprimé à Nuit debout vient questionner les renoncements de notre système, qui est devenu une « aristocratie élective », selon le mot de Bernard Manin. Ce rappel que tous les citoyens doivent avoir la possibilité d’intervenir dans la prise de décision est précieux. Est-ce que cela sera suffisant pour garantir la survie de nos institutions compte tenu du niveau de défiance ? Ce qui s’est passé en Espagne nous montre que lorsque la situation devient intolérable, les citoyens sont capables d’inventer des formes politiques nouvelles. C’est l’une des rares sources d’espoir dans la crise actuelle.