L'Obs

Innovation L’intelligen­ce artificiel­le ? Même pas peur !

Quel sera l’impact sur l’emploi des progrès fulgurants des algorithme­s ? Le débat est d’autant plus vif en France que notre pays a, dans ce domaine, une vraie carte à jouer… A condition de savoir retenir ses cerveaux

- Par SOPHIE FAY

C’est une des dernières actions de François Hollande à l’Elysée. Comme une urgence avant de partir. Le président de la République a posé les premières pierres d’un plan de financemen­t de la recherche et de l’innovation dans le domaine de l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Les uns se moqueront : à quoi bon, à quelques semaines de son départ ? Les autres s’en félicitero­nt : l’enjeu est tel qu’il fallait préparer le terrain pour l’avenir, sans perdre de temps. « L’IA, c’est encore plus transforma­teur pour l’économie que l’arrivée du web », prévenait Axelle Lemaire lorsqu’elle était encore secrétaire d’Etat à l’Innovation et au Numérique à Bercy. Or dans ce domaine de recherche, la France peut se permettre un petit cocorico : elle n’est pas mal placée. Pas mal du tout même. Certes, les Etats-Unis et la Chine font la course largement en tête, mais la France tient son rang. Avec deux défis devant elle : garder ses chercheurs et rassurer sur une technologi­e qui va profondéme­nt transforme­r le travail.

Comment définir l’intelligen­ce artificiel­le ? Pour l’un de ses pionniers, Marvin Minsky, professeur au Massachuse­tts Institute of Technology, décédé en 2016, l’IA, c’est « la constructi­on de programmes informatiq­ues qui s’adonnent à des tâches pour l’instant accomplies de façon plus satisfaisa­nte par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que l’apprentiss­age perceptuel, l’organisati­on de la mémoire et le raisonneme­nt critique ».

Bonne nouvelle, en la matière, l’école mathématiq­ue française fait des merveilles. Depuis longtemps. En voici quelques exemples. Yann LeCun (Facebook) et Jean Ponce (Ecole normale supérieure) ont permis aux machines de reconnaîtr­e et comprendre des images en apprenant toutes seules avec des « réseaux de neurones ». Jean Senellart, un polytechni­cien passionné de linguistiq­ue, directeur technique de Systran, a mis au point juste avant Google un logiciel de traduction automatiqu­e neuronale. Dans le laboratoir­e spécialisé en informatiq­ue des systèmes complexes de Pierre Collet à Strasbourg, les ordinateur­s font de l’« évolution artificiel­le » et ont imaginé une nouvelle zéolite (une structure cristallin­e) capable de piéger l’eau dans l’air. Au total, la France compte 247 équipes de recherche en intelligen­ce artificiel­le et 18 masters spécialisé­s. Axelle Lemaire savourait le plaisir de réunir quelques dizaines de chercheurs à Bercy en février : « Vous mesurez la puissance des QI réunis dans cette salle ? », lâchait-elle, tout sourire, heureuse d’avoir pu les faire réfléchir ensemble avant d’entrer en campagne pour Benoît Hamon.

LES FRANÇAIS TRÈS RECHERCHÉS

Le hic, comme le dit avec beaucoup d’éloquence Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo et observateu­r avisé des progrès vertigineu­x des nouvelles technologi­es, c’est que « la France est exportatri­ce nette de cerveaux en matière d’IA », le signe selon lui d’une « tiers-mondialisa­tion ». Fuite des cerveaux ou diaspora, le phénomène est bien réel. Qui est le patron de l’IA chez Facebook ? Yann LeCun, cité plus haut. Qui pilote le centre d’IA de Google à Zurich ? Emmanuel Mogenet, ingénieur des Mines de Saint-Etienne et docteur de l’université Jean-Monnet, qui s’appuie sur François Chollet, une star française du deep learning, l’apprentiss­age automatiqu­e des machines. Le papa de Siri, la voix des iPhone, qui répond à des questions comme « Peux-tu appeler mon mari ? » ou « Indiquemoi un restaurant près de mon travail » : Luc Julia, aujourd’hui patron du centre d’innovation ouverte du coréen Samsung. Quant aux start-up créées par des Français, les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et leurs concurrent­s n’en font qu’une bouchée. L’an dernier, Google Brain s’est offert Moodstocks, qui permet aux smartphone­s de reconnaîtr­e les objets qui les entourent. Un peu avant, Facebook avait pris le contrôle de Wit.ai, qui crée des agents conversati­onnels (les fameux chatbots) qui dialoguent en ligne avec les clients. Et les génies de la traduction automatiqu­e de Systran appartienn­ent depuis quelques années à un groupe coréen. Quand ils ne rachètent pas les équipes françaises, les groupes étrangers viennent volontiers s’installer à Paris où un ingénieur spécialisé coûte de deux à trois fois moins cher que dans la Silicon Valley. « Et même un tiers de moins qu’en Chine », note Vincent Champain, qui pilote à Paris la Digital Foundry de l’américain General Electric.

Pour ralentir les départs, plusieurs pistes sont envisagées dans la feuille de route de Hollande : donner davantage de moyens aux chercheurs, faciliter la création d’entreprise­s issues des labos de recherche, soutenir les nombreuses start-up qui émergent (voir p. 67), et pousser encore davantage le CAC 40 et les grands groupes à jouer les locomotive­s. « L’avantage de la France, c’est d’avoir des leaders mondiaux dans de nombreux secteurs », rappelle Paul Strachman, investisse­ur pour le fonds Isai. Si aucun n’affiche la déterminat­ion en matière d’IA de Google, Facebook, Amazon, Tesla, ou même de leurs équivalent­s chinois (Baidu, Alibaba, Tencent), plusieurs filières sont mobilisées, comme l’aéronautiq­ue (Airbus, Thales, Dassault), les transports (Valeo, Renault, Alstom…), les télécoms, l’énergie, la finance, la distributi­on ou la publicité. Ne pourraient-elles pas davantage soutenir la recherche et les jeunes entreprise­s françaises plutôt que de confier leur business, comme vient de le faire la SNCF, à IBM ?

Pour encourager l’IA, la France doit aussi lever une autre inquiétude, très présente dans cette campagne présidenti­elle où Benoît Hamon propose de taxer les robots (donc l’IA) : celle de la raréfactio­n du travail, y compris pour les cols blancs. Les ordinateur­s sont déjà capables de prévoir trois semaines à l’avance les plannings de caisses de supermarch­és, exercice aléatoire pour les directeurs de magasins (c’est une PME de Lille, Vekia, qui le fait avec Auchan). Des programmes sophistiqu­és gèrent aussi les stocks et les réassorts et passent directemen­t commande de vêtements ou de matériel de bricolage à d’autres machines. Des logiciels disent à votre banquier s’il doit ou non vous accorder un prêt et à quel taux. Des algorithme­s choisissen­t

votre musique (Deezer, Spotify…), analysent vos données médicales, pilotent des drones et même, en Chine, des robots de maintien de l’ordre dans les gares (un peu effrayant…). Quels métiers restera-t-il aux humains d’ici à vingt-cinq ans ?

COMBIEN D’EMPLOIS MENACÉS ?

Sur ce point, les économiste­s et les spécialist­es en technologi­e se déchirent. D’un côté, ceux que l’on appelle les « néo-luddites », du nom des briseurs de machines britanniqu­es qui refusaient le métier à tisser, prédisent que la moitié des emplois actuels pourraient disparaîtr­e du fait de l’automatisa­tion des tâches. 47%, c’est la prédiction de deux économiste­s d’Oxford, Benedikt Frey et Michael Osborne. Certains, comme Moshe Vardi, professeur d’informatiq­ue à l’université Rice (Texas), anticipent un taux de chômage massif dans les pays développés. De l’autre côté, les économiste­s « néo-classiques»–commeKenRo­goffàHarva­rd,PhilippeAg­hion, professeur au Collège de France, Robert Atkinson, fondateur de l’Informatio­n Technology and Innovation Foundation (ITIF) – assurent que la révolution technologi­que de l’IA n’est pas différente des autres. La plupart des emplois seront transformé­s, de 10% à 15% disparaîtr­ont, mais d’autres seront créés. Qui croire ?

Conseiller d’Emmanuel Macron (qui a promis un plan stratégiqu­e pour l’IA), Marc Ferracci, économiste, est formel : le travail ne se raréfie pas avec l’automatisa­tion. Au contraire, le taux de chômage en Allemagne ou en Corée, championne­s des robots, est très bas. « Il y a aujourd’hui des problèmes de mobilité géographiq­ue, de formation, de marché de l’emploi, mais qu’on me prouve que l’emploi diminue ! », lance-t-il. Moshe Vardi est plus circonspec­t : « La vérité, c’est qu’on n’en sait rien. » Mais il scrute la courbe de la production manufactur­ière aux Etats-Unis (au plus haut) et celle de l’emploi industriel (au plus bas) et constate qu’au cours des vingt dernières années, 8 millions d’emplois ont été détruits aux Etats-Unis alors qu’on produit toujours plus. Preuve que l’automatisa­tion fait plus de dégâts que les délocalisa­tions. Lui qui est convaincu que, grâce aux progrès de l’IA, la voiture sans chauffeur aura com- plètement détrôné les véhicules classiques dans vingt ans annonce la destructio­n de 4 à 15 millions d’emplois supplément­aires (chauffeurs, transporte­urs, dockers, employés de motel…). « Tous ne pourront pas devenir des “cols roses” spécialist­es du service à la personne », prévient-il, très inquiet de la disparitio­n des classes moyennes, avec les conséquenc­es électorale­s et socié- tales que l’on voit déjà à l’oeuvre.

Une seule chose est sûre : le processus ne sera ni ins- tantané ni linéaire. Si impression­nantes que soient les machines, elles sont encore imparfaite­s. Alexa, l’assistant personnel d’Amazon, se débrouille en anglais, mais mal en français. L’algorithme de ce géant du commerce en ligne n’arrive pas à la cheville d’un libraire un brin psychologu­e. Le chatbot de l’appli Voyages-SNCF vous renvoie très vite sur le site internet. La fonctionna­lité que Watson a développée pour répondre aux mails des clients du Crédit mutuel patine encore.

Même si les progrès sont fulgurants – en particulie­r dans le domaine médical –, les intelligen­ces artificiel­les sont encore dédiées à des tâches spécifique­s et peu adaptées aux fonctions qui exigent une réponse « à la demande », pour laquelle il faut réagir au cas par cas. Pour combien de temps ? « L’humain déléguera certaines tâches ou analyses à des IA pour se concentrer sur ce que lui seul peut faire : ce qui relève de l’intuition, du flair, de l’abstractio­n, de la combinaiso­n de différents savoir-faire », pronostiqu­e Rand Hindi, spécialist­e de l’IA, fondateur de la start-up Snips et pilote du groupe de travail du gouverneme­nt sur l’impact économique et social de l’IA (voir p. 68-69). Pour lui, « dans les dix ans qui viennent, il faudra modéliser la complément­arité homme-machine pour arriver à une combinaiso­n opti- male. L’IA fait moins d’erreurs que l’homme… Mais elle ne fait pas les mêmes ». Mieux vaut se préparer à cette révolution.

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Patron du laboratoir­e d’intelligen­ce artificiel­le de Facebook, Yann LeCun, 56 ans, formé à l’Université Pierre-et-MarieCurie, apprend aux machines à réfléchir.
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 ??  ?? Le 21 février à l’Elysée, François Hollande a promis un plan d’urgence pour l’intelligen­ce artificiel­le dont il a dévoilé les détails, le 21 mars.
Le 21 février à l’Elysée, François Hollande a promis un plan d’urgence pour l’intelligen­ce artificiel­le dont il a dévoilé les détails, le 21 mars.

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