L'Obs

Forum Normandie pour la paix

- PAR PIERRE HASKI

La paix, dit-on, n’est qu’un intermède entre deux périodes de guerre… Pour avoir cru qu’elle avait eu raison de cette croyance ancienne, l’Europe se trouve aujourd’hui bien désemparée face à un monde redevenu dangereux. Ce constat, et ses conséquenc­es, ont dominé les débats du forum « Normandie pour la paix », organisé les 23 et 24 mars à Caen par « l’Obs », en partenaria­t avec la région Normandie.

La question de la paix, et donc de la guerre, n’est pas abstraite en Normandie, dont les plages du débarqueme­nt allié du 6 juin 1944, les villes reconstrui­tes et les cimetières portent la marque de la Seconde Guerre mondiale, ou, si l’on préfère le temps long, en remontant à Guillaume le Conquérant au e siècle.

Cette mémoire encore vive a poussé la région, présidée par un ancien ministre de la Défense, Hervé Morin, à lancer une initiative ambitieuse : créer en Normandie un rendez-vous annuel des « faiseurs de paix », un forum où se retrouvero­nt « diplomates, philosophe­s, politiques, sociologue­s, chercheurs, ONG, citoyens » pour débattre de géopolitiq­ue, de sécurité internatio­nale et de paix ; un « Davos de la paix », selon la formule de la déclaratio­n finale de la rencontre de Caen.

« La Normandie peut se donner comme mission d’être un territoire producteur

de paix », a proclamé Hervé Morin, sans oublier que « la guerre parle davantage à l’imaginatio­n des peuples. C’est elle qui construit le récit national : Roland résistant jusqu’au bout de ses forces dans la vallée de Roncevaux, les grognards de Napoléon, les poilus de 14, les bérets verts du commandant Kieffer, les paras du général Bigeard encerclés dans la cuvette de Diên Biên Phu. La tâche de “Normandie pour la paix“est naturellem­ent difficile parce que cet imaginaire de guerre est inscrit au plus profond de nos cultures et aussi de nos conscience­s. »

Sans doute l’époque est-elle suffisamme­nt inquiétant­e pour que le public soit venu nombreux pendant ces deux jours pour écouter des intervenan­ts très variés débattre des enjeux de la paix en Europe, au Proche et Moyen-Orient, en Tunisie, pays à l’honneur cette année avec la présence d’un des membres du « Quartet » lauréat du prix Nobel de la paix en 2015 pour avoir sauvé le processus démocratiq­ue post-Révolution à un moment où il était menacé.

L’Europe, assurément, a été dans tous les esprits lors de ces deux journées, cette Europe qui a cru à la « fin de l’histoire » après la chute du mur de Berlin en 1989 et la réunificat­ion pacifique du continent, pour se réveiller avec la gueule de bois non seulement de ses immenses déconvenue­s internes, mais aussi d’un environnem­ent périlleux, des convulsion­s violentes du monde arabo-musulman aux nouvelles tensions à l’Est avec un certain Vladimir Poutine.

Plusieurs participan­ts, comme Noëlle Lenoir, ancienne ministre des Affaires européenne­s de Jacques Chirac, Joachim Bitterlich, un ancien diplomate allemand de haut rang, la spécialist­e des questions de défense Nicole Gnesotto, ou encore le cinéaste franco-roumain Radu Mihaileanu, ont insisté sur les acquis de cette Europe si décriée.

« On oublie trop vite le passé, s’est insurgé Joachim Bitterlich. Qu’est-ce que c’était le passé ? La lutte pour l’hégémonie en Europe. On a eu besoin d’un “neutre”, nos amis américains, pour calmer le jeu, et, après la deuxième guerre, des pères fondateurs sages qui nous ont mis sur une autre voie pour rendre impossible la guerre entre nous. » Et de rappeler que l’un de ses oncles est enterré en Normandie, et que ses parents lui ont dit, après la guerre, « plus jamais ».

Mais cette évocation du passé qui a permis la signature, il y soixante ans, du traité de Rome, ne suffit plus. Fidèle à son rôle de cassandre, le philosophe Pascal Bruckner, qui avait été invité à « repenser la paix », a estimé que « l’Europe a vécu d’illusions. Elle ne croyait plus au mal, elle ne croyait qu’aux malentendu­s. Nous nous pensions entrés dans l’ère du “post” : le “post-histoire”, le “post-national”, et le “post-religieux”. Nous avons été démentis par les faits, nous avons subi une douche froide sur notre optimisme historique. »

Pour Pascal Bruckner, « les Européens ne croient plus en eux-mêmes, ont une opinion très faible de leurs propres valeurs ». Mais le pire n’est jamais sûr. Sa conclusion : « Nous n’avons jamais été aussi près d’un effondreme­nt, mais jamais non plus aussi près d’un sursaut. »

La juriste Noëlle Lenoir se réjouit de voir l’Europe s’activer sur le chantier de la

défense européenne, car, selon elle, « nous ne sommes plus en sécurité, entre un Donald Trump qui ne cesse de vouloir le démantèlem­ent de l’Europe, un Vladimir Poutine qui cherche également à démanteler l’Europe car il veut se venger de la fin de l’empire soviétique, avec un Recep Tayyip Erdogan qui se révèle comme l’un des dictateurs les plus achevés du xxie siècle ».

Même constat de la part de Bernard Guetta, le chroniqueu­r de France-Inter et europhile convaincu, qui souligne néanmoins que ce serait « une redoutable ineptie de penser que l’Europe serait vaccinée à tout jamais contre la guerre ». Il rappelle l’éclatement de la Yougoslavi­e, en 1991, et le « retour de l’histoire » qui a vu les vieilles nations européenne­s soutenir des camps différents en fonction de leurs vieilles alliances que l’on croyait oubliées. « Nous sommes sur un baril de poudre, la guerre peut arriver très vite, prévient-il. Si nous laissons se défaire l’Union européenne, instrument de recherche de compromis, bonjour le bon temps d’hier ! »

L’historien Robert Frank, spécialist­e du continent et auteur de nombreux ouvrages sur la « turbulente Europe », rappelle, lui aussi, que « chaque fois que l’idée d’Europe apparaît, c’est pour rétablir la paix ». La nouveauté, après la Seconde Guerre mondiale, c’est l’ajout de la démocratie : « L’Europe unie ne peut être que démocratiq­ue. »

Plusieurs participan­ts se sont étonnés que l’Europe n’ait pas su être le modèle de constructi­on pacifique dont le monde avait besoin, et pour lequel elle avait toutes les qualités requises : la réconcilia­tion d’après-guerre, la démocratie, la prospérité… Sans doute a-t-il manqué la volonté.

Maislaques­tionposéep­arNicoleGn­esotto, coauteur avec Pascal Lamy d’un livre intitulé « Où va le monde ? » (Odile Jacob), reste entière : « Voulons-nous être un pilote ou un passager de ce monde ? Si nous voulons participer à la définition des règles, nous devons remettre de la politique et du social dans la constructi­on européenne. »

Peut-être fallait-il passer par le prisme d’un journalist­e américain pour retrouver un peu d’optimisme : Thomas Friedman, le célèbre chroniqueu­r du « New York Times » (voir aussi p. 49), qui vient de publier un nouvel ouvrage, « Merci d’être en retard » (Saint-Simon), s’est dit « grand fan de l’Union européenne ». « Pour moi, ce sont les Etats-Unis d’Europe, et deux EtatsUnis valent mieux qu’un. C’est l’autre grand centre mondial de la démocratie, de l’économie de marché et des peuples libres. »

Critique de Donald Trump, Friedman souligne que le président des Etats-Unis n’a jamais vécu à l’étranger, et « n’a sans doute pas passé plus d’une minute à réfléchir à l’Union européenne. Il n’a même pas vu le panneau sur la route menant à son terrain de golf en Irlande, précisant qu’elle a été construite avec des fonds européens… Mais il a à ses côtés son Raspoutine, Steve Bannon [conseiller spécial à la MaisonBlan­che, ancien rédacteur en chef du site d’extrême droite Breitbart News, NDLR], qui considère que le monde serait meilleur avec des nationalis­mes en concurrenc­e. Mais je viens de visiter les plages du débarqueme­nt, c’était ça le monde des nationalis­mes en concurrenc­e. »

Le conseil de Thomas Friedman : « Améliorez l’Union européenne, mais surtout ne la détruisez pas ! »

Pour faire la paix, il faut des « faiseurs de paix ». Le forum de Caen a entendu les témoignage­s d’hommes qui ont tenté d’agir pour la paix. Celui de Lakhdar Brahimi, ancien négociateu­r de l’ONU en Syrie, qui a jeté l’éponge devant l’impossibil­ité de mener à bien sa mission face aux influences extérieure­s négatives. Ou celui, couronné de succès, du prix Nobel de la paix Abdessatta­r Ben Moussa, qui a évoqué l’action décisive du « Quartet » de la société civile tunisienne, un attelage improbable du patronat, de la centrale

syndicale, des avocats et de la Ligue des Droits de l’Homme qu’il préside. Cette interventi­on a sauvé le processus démocratiq­ue tunisien un temps menacé par une série d’assassinat­s politiques. Il a évoqué les fragilités de la seule expérience encore en vie issue des bien mal nommés « printemps arabes », et appelé l’Europe à la soutenir aussi par les investisse­ments, le tourisme, les liens humains.

Tout aussi pertinent, dans un contexte différent, l’Israélien Yossi Beilin est venu partager son expérience : il était le bras droit de Shimon Peres, alors ministre des Affaires étrangères, lorsqu’ont été menées les négociatio­ns secrètes d’Oslo avec l’Organisati­on de Libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat en 1993. Elles ont conduit à la poignée de mains historique sur la pelouse de la Maison-Blanche entre Arafat, Peres et le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, et la signature d’un accord « intérimair­e » de paix et de reconnaiss­ance mutuelle. Mais la suite n’a pas tenu ses promesses, comme on le sait.

Près d’un quart de siècle plus tard, Yossi Beilin s’est interrogé à Caen sur « ce qui n’a pas marché ». A ses yeux, l’« erreur » de 1993 a été de ne pas rechercher immédiatem­ent la solution permanente au conflit israélo-palestinie­n, mais de procéder étape par étape, au risque de permettre aux « ennemis de la paix » des deux côtés d’en saboter le processus. C’est ce qui s’est passé, avec l’assassinat de Rabin en 1995, et la vague d’attentats sanglants menés par les islamistes du Hamas. « Sans l’assassinat de Rabin, nous aurions eu la paix », regrette-t-il.

Mais Yossi Beilin, aujourd’hui membre du seul parti politique israélien réellement engagé en faveur de la paix avec les Palestinie­ns, le Meretz, n’est pas homme à se résigner. En pleine impasse, il y a quinze ans, il a lancé l’« appel de Genève » en compagnie du leader palestinie­n Yasser Abed Rabbo, une feuille de route très détaillée montrant comment la paix pourrait être réalisée. Et il propose aujourd’hui une « Confédérat­ion » entre Israéliens et Palestinie­ns, permettant à la fois de permettre la solution des deux Etats rendue difficile par la colonisati­on juive en Cisjordani­e, mais aussi de gérer l’interdépen­dance entre les deux entités. C’est le propre des « faiseurs de paix » de ne jamais baisser les bras…

Autre témoignage utile, celui de Jan De Volder, un de ces « facilitate­urs » de bonne volonté dont les négociatio­ns de paix ont parfois besoin pour aboutir. Titulaire de la chaire « Religion, conflit et paix » à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, Jan De Volder représente aussi la communauté de Sant’Egidio auprès de l’Union européenne à Bruxelles. Au cours des trois dernières décennies, le nom de Sant’Egidio, une communauté catholique indépendan­te du Vatican, installée dans un ancien monastère du quartier du Trastevere à Rome, est apparu dans de nombreuses tentatives pour éteindre des conflits, du Mozambique à la Colombie en passant par la République centrafric­aine et même lors des « années de plomb » en Algérie, dans les années 1990.

Il explique : « Une communauté comme la nôtre a la force des faibles, nous n’avons pas d’armée, nous ne pouvons pas, comme les Américains à Dayton, pendant la guerre de Bosnie, enfermer les belligéran­ts et leur dire “vous ne sortez pas tant qu’il n’y a pas d’accord”… Nous oeuvrons avec patience, discrétion, en tissant des liens, en créant de la sympathie. La diplomatie vaticane, de manière classique, sert surtout à protéger les droits des chrétiens. Ce n’est pas notre cas. Notre seul intérêt c’est la paix, nous n’avons pas de droits à défendre. »

Ce sont de telles démarches que « Normandie pour la paix » veut encourager, aider, appuyer, avec ce forum annuel qui verra le jour en juin 2018, lors de l’anniversai­re du débarqueme­nt. Un Conseil scientifiq­ue a été formé, présenté lors de la rencontre de Caen, qui comprend des personnali­tés comme l’ex-diplomate allemand Joachim Bitterlich, le philosophe Michel Onfray, la présidente de l’Université franco-allemande, Patricia OsterStier­le, ou l’indispensa­ble directeur du Mémorial de Caen, Stéphane Grimaldi.

Mais à l’arrivée, n’est-ce pas de la nature humaine qu’il s’agit ? Ou, comme s’est interrogé publiqueme­nt l’écrivain JeanClaude Carrière, qui vient de publier un livre justement intitulé « la Paix » (Odile Jacob), « sommes-nous au fond pacifiques ou belliqueux ? ».

Si la paix n’est pas un phénomène naturel mais affaire de volonté et d’engagement, alors faut-il, comme nous y a invités Bernard Guetta, à nous retourner vers Victor Hugo, qui, dans un formidable discours prononcé le 21 août 1849, après avoir rappelé que les différente­s régions françaises se sont longtemps combattues avant de s’unir, s’est exclamé : « Nous qui sommes ici, nous disons à la France, à l’Angleterre, à la Prusse, à l’Autriche, à l’Espagne, à l’Italie, à la Russie, nous leur disons : un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! » Il ajouterait aujourd’hui la Syrie, l’Irak, l’Afghanista­n, Israël et la Palestine, le Soudan… Un jour viendra.

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L’historien Robert Frank rappelle que « chaque fois que l’idée d’Europe apparaît, c’est pour rétablir la paix ». Ici, avec le cinéaste Radu Mihaileanu et Bernard Guetta..
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Jan De Volder, de la communauté Sant’Egidio, et Pierre Haski.
 ??  ?? Hervé Morin, Pierre Haski, Lotfi Mellouli, ministre conseiller de l’ambassade de Tunisie en France, et Abdessatta­r Ben Moussa, membre du « Quartet » lauréat du prix Nobel de la paix en 2015.
Hervé Morin, Pierre Haski, Lotfi Mellouli, ministre conseiller de l’ambassade de Tunisie en France, et Abdessatta­r Ben Moussa, membre du « Quartet » lauréat du prix Nobel de la paix en 2015.
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 ??  ?? Ahmet Insel, économiste, éditeur, journalist­e et politologu­e turc.
Ahmet Insel, économiste, éditeur, journalist­e et politologu­e turc.
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Le président de région et ancien ministre de la Défense Hervé Morin et l’ancien ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner.
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Thomas Friedman, essayiste et éditoriali­ste au « New York Times » : « Améliorez l’Union européenne, mais surtout ne la détruisez pas ! »

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