Japon Les revenants de Fukushima
Six ans après la catastrophe nucléaire, les autorités incitent 120 000 Japonais à rentrer dans les villages fantômes qui cernent la centrale. La plupart refusent de rejoindre ces terres sinistrées. Reportage
Ils sont une centaine à entonner comme un seul homme le « Furosato ». Tous les Japonais ont été biberonnés à ce chant célébrant la terre natale et, toujours, il provoque une émotion particulière. C’est encore plus palpable ce petit matin du 30 mars, dans la salle municipale du village d’Iitate, à 40 kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima. Tandis que l’assemblée de cheveux blancs vocalise gravement « je rentrerai chez moi, un de ces jours », un grand rideau au fond de la pièce se lève doucement. Il dévoile un magnifique panorama de champs vierges glacés par la froidure printanière. Solennité. Mais, soudain, sous les yeux effarés de l’assistance surgit dans le paysage un immense monticule vert bouteille : sous une bâche dorment des dizaines de gros sacs noirs remplis de terre. Brutalement, le sale souvenir du jiko (l’accident). Ils contiennent la terre irradiée des champs d’Iitate, terre que les équipes de décontamination ont raclée à la pelleteuse et entreposée partout dans les champs alentour. Elle est gorgée d’éléments radioactifs rejetés par trois
des réacteurs de la centrale de Fukushima après leur e royable explosion en mars 2011. L’accident nucléaire, de niveau 7, le plus élevé sur l’échelle INES, a traumatisé le pays.
Ce devrait pourtant être jour de fête à Iitate, car le village est o ciellement rouvert aux habitants six ans après l’évacuation de ses 6 200 âmes. A l’entrée du bourg, le maire, Norio Kanno, en poste depuis 1976, a même fait élever un grand panneau proclamant « On vous attendait avec impatience ! », qui a che en temps réel la dose de radioactivité dans l’air – inférieure aux préconisations o cielles (voir encadré p. 62). « Du côté de l’Etat, il y a un immense espoir de retour dans les villages », clame dans son discours l’édile, proche du Parti libéral-démocrate, celui du Premier ministre Shinzo Abe. C’est peu dire en e et que le gouvernement brûle de faire revenir de nouveaux résidents à Iitate, comme dans trois autres bourgs alentour aujourd’hui ouverts à nouveau à la vie (voir carte). Tepco, la multinationale qui exploite la centrale de Fukushima-Daiichi, a elle aussi besoin de convaincre les quelque 123 000 Japonais évacués et qui ne sont pas encore rentrés, qu’ils peuvent, qu’ils doivent désormais revenir sans crainte. Mais la mission semble (quasi) impossible.
Dans la salle municipale, il n’y a que des personnes âgées, voire très âgées, désireuses de mourir dans la maison de leurs ancêtres. Il faut dire qu’un cancer de la thyroïde qui pourrait naître d’une exposition aux radiations mettrait des décennies à se déclarer chez elles. Convaincre les plus jeunes, c’est une autre a aire… « De ce que l’on sait, selon les villages, de 10% à 20% seulement des évacués disent souhaiter revenir, détaille Yuichi Kano, responsable d’une association d’habitants réfugiés à Tokyo. Au sein des familles avec enfants, cela n’est pas vraiment envisagé. Moins par crainte des radiations que parce que, après six ans, les villages ne sont plus attractifs : il manque la plupart des commodités. Et puis les évacués ont eu le temps de refaire leur vie ailleurs. » Se promener dans la plupart des villages entourant Fukushima relève, il est vrai, de l’expérience métaphysique : vides, silencieuses, les longues rues ne sont qu’une enfilade de commerces et de maisons abandonnés au pied desquels s’activent des pelleteuses entourées d’armées de « décontamineurs » en combinaisons blanches, casqués et bottés, le visage à moitié mangé par des masques. De véritables ghost towns de western.
Quid de la radioactivité persistante ? Même si les évacués ne se prononcent pas volontiers sur ce sujet, il est dans toutes les têtes. « Il règne ici une ambiance qui est, à peu de chose près, celle de la Corée du Nord, regrette Kenta Sato, 35 ans, que l’on retrouve dans l’usine de moules en métal de sa famille, située dans une vallée forestière d’Iitate. Ceux qui doutent ou qui critiquent sont invités à se taire. Les fonctionnaires municipaux sont tous aux ordres. » Après la catastrophe, il a dû habiter à Fukushima City, à 60 kilomètres de la centrale. Et s’il continue de travailler à Iitate, il refuse de revenir y vivre. « Je ne crois pas un mot de ce qu’on nous répète : ‘‘Tout va bien, tout est sûr’’. » L’action des décontamineurs de Fukushima qui kärchérisent et balaient les rues pour en ôter les dernières particules radioactives, il refuse d’en être dupe. « Mais regardez autour de vous, s’exclame-t-il, désignant d’un ample geste du bras la forêt qui ceint son usine. Comment faire avec la forêt et la montagne, qui occupent les trois quarts de l’espace de notre village ? Moi, je vivais avec la nature,
“DE 10% À 20% SEULEMENT DES ÉVACUÉS DISENT SOUHAITER REVENIR.” YUICHI KANO, RESPONSABLE D’ASSOCIATION
“LE GOUVERNEMENT N’A QU’UN OBJECTIF EN TÊTE : LES JEUX OLYMPIQUES DE 2020. IL FAUT FAIRE PASSER LE MESSAGE AUX JAPONAIS ET AU MONDE ENTIER QUE NOTRE PAYS EST DÉSORMAIS SANS DANGER.” KATSUMI HASEGAWA, ENTREPRENEUR
j’allais cueillir des baies, ramasser des champignons… Maintenant je devrais ne plus y mettre un pied. Parce qu’ils ne savent pas décontaminer la forêt. » Exact, confirme Katsumi Shozugawa, spécialiste en radiations à l’université de Tokyo : « Les particules radioactives sont comme des poussières : quand elles s’échappent du réacteur, elles flottent dans l’air, puis retombent au sol. Pour décontaminer une forêt, il faudrait essuyer chaque feuille de chaque arbre avec un chiffon. C’est évidemment impossible. » Le chimiste souligne aussi l’autre grande difficulté à laquelle sont confrontés les décontamineurs : la radioactivité ne se répand pas de manière uniforme sur un territoire mais en « taches de léopard », des petits périmètres plus ou moins radioactifs. « Et les endroits à plus forte radioactivité, qu’on nomme les “hotspots”, changent tout le temps de configuration, selon le vent, selon le comportement du césium 137 [isotope radioactif ]. Il faudrait apprendre aux habitants à vivre avec la radioactivité. Il faudrait leur distribuer des dosimètres [appareils de mesure de la radioactivité] pour qu’ils fassent euxmêmes, en permanence, des mesures. »
Les autorités, impatientes de faire oublier la catastrophe, n’ont évidemment aucune envie de soumettre la population à une telle obligation. « Soyons clairs, le gouvernement n’a qu’un objectif en tête : les jeux Olympiques de 2020. Il faut faire passer le message aux Japonais et au monde entier que notre pays est désormais sans danger », dénonce Katsumi Hasegawa, entrepreneur, père de deux enfants, évacué de Koriyama, à 60 kilomètres de Fukushima, et qui réside aujourd’hui à deux pas du mont Fuji, au sud-ouest de Tokyo. « L’industrie nucléaire, elle aussi, a tout intérêt à nous faire croire cela pour rouvrir ses réacteurs majoritairement à l’arrêt depuis l’accident. Et nous, les évacués, nous devenons des gêneurs », ajoute-t-il.
Direction Tomioka, un village à 10 kilomètres de Fukushima, connu dans tout le pays pour ses sublimes allées de sakura, ces cerisiers dont les fleurs resplendissent de rose au début du mois d’avril. Discours sur estrade, coupage de ruban à l’aide de ciseaux d’or, lâcher de ballons et feux d’artifice pétaradants… La mairie n’a
pas lésiné pour célébrer la réouverture d’un banal supermarché, le bien-nommé « centre commercial des cerisiers ». Ce matin d’inauguration, Hisae Kamata, 45 ans, et ses enfants sont venus profiter des promotions de la nouvelle grande surface. Cette mère au foyer, visage rond et coupe garçonne, a choisi de faire mentir les statistiques et de revenir vivre à Naraha, village à 15 kilomètres de la centrale qu’elle avait dû quitter après la catastrophe. Elle nous conduit jusqu’à la grande maison où elle réside avec son mari, Hirano, et quatre de ses cinq enfants, depuis qu’elle y a été autorisée, en décembre 2015. Etrange maison en vérité, pétante de vie, de bazar et de couleurs dans un quartier presque désert, les 7 000 âmes de Naraha n’étant pas, ou peu, revenues. « Il n’y a que 700 habitants dans la ville et trois ou quatre voisins dans le quartier. Malheureusement ce ne sont pas ceux avec qui nous nous entendions le mieux », regrette Hirano, le mari, employé dans une centrale thermique. Pour conjurer la solitude qui terrasse le soir leur fils de 13 ans, Kazuki, son père, l’emmène faire
un tour de la ville en voiture. Le collégien aperçoit des lumières aux fenêtres, et ces signes de vie dans la nuit le rassérènent un peu.
Mais pourquoi diable être revenus ? « Parce que c’est à Nahara que j’ai grandi, c’est là qu’est ma vie », tranche Hisae. S’en éloigner a été un véritable traumatisme. « Les évacués déclarent un taux de dépression cinq fois supérieur à la moyenne nationale, et on observe chez eux une augmentation des suicides et de la dépendance à l’alcool, note Koichi Tanigawa, médecin urgentiste et vice-président de l’université médicale de Fukushima. Nous sommes un peuple qui déménage très peu, alors le changement brutal de mode de vie, la perte de la communauté, la culpabilité d’avoir abandonné ses ancêtres derrière soi peuvent être très destructeurs. » Un sentiment partagé, dans une moindre mesure, par Takashi Ichimura, père de trois enfants, en exil à Tokyo après avoir fui Tomioka : « Je ne reviendrai pas car les autorités ont fait de grands travaux et le village a trop changé, les supermarchés sont plus loin, il faut
“LE CHANGEMENT BRUTAL DE MODE DE VIE, LA PERTE DE LA COMMUNAUTÉ, LA CULPABILITÉ D’AVOIR ABANDONNÉ SES ANCÊTRES DERRIÈRE SOI PEUVENT ÊTRE TRÈS DESTRUCTEURS.” KOICHI TANIGAWA, MÉDECIN URGENTISTE
prendre la voiture pour aller à l’école, tout est plus compliqué… Mais oui, j’éprouve le “natsukashi” », cette nostalgie très nippone du village de son enfance.
Les Kamata évoquent aussi, en creux, une existence qui n’a pas été rose lorsqu’ils étaient « en transit » à Iwaki, un village voisin. C’est l’autre sujet encore tabou : l’accueil épouvantable qui, parfois, a été réservé aux évacués. Madame Kamata se souvient parfaitement des premières tensions éprouvées à Iwaki : « Tout se passait bien quand une émission a été diffusée à la télévision : un couple d’évacués dévoilait le montant des compensations qu’il recevait. Du jour au lendemain, les relations se sont crispées. J’ai entendu : ‘‘Vous touchez ça ? Ah, vous êtes riches quand même…’’ » Ces aides versées par l’Etat, bientôt supprimées (voir encadré ci-contre), ont aiguisé les rancoeurs de citoyens qui, au contraire des Kamata, n’ont pas reçu un yen, alors qu’ils n’habitent pas si loin de la centrale de Fukushima. « Quand mon fils Koki est né il y a deux ans, poursuit Hisae Kamata, on m’a dit des choses terribles : ‘‘Vous l’avez fait pour toucher encore plus d’indemnités. Mais il risque d’être handicapé…’’ » Un jour, la propriétaire de leur maison est même venue ouvrir leur frigo – geste qui serait déjà déplacé en Occident, mais qui constitue un outrage insupportable au Japon – pour constater : « Eh bien, vous mangez bien ! » Même le chien de la famille a refusé de s’alimenter et d’être promené, après avoir reçu des pierres. « On n’a rien expliqué aux Japonais sur les centrales nucléaires et la radioactivité, analyse Yuichi Kano, de l’association des évacués de Tokyo. Ce qui est mal connu déclenche parfois des peurs irrationnelles : “Est-ce que ces gens ne sont pas contagieux ?” Dans les districts où les autorités ont dit combien les évacués étaient en souffrance et méritaient des égards, cela s’est souvent bien mieux passé. » A Iwaki, usée par la malveillance, Hisae Kamata a craqué. Par trois fois, elle a tenté de mettre fin à ses jours en absorbant des médicaments. « Quand on a eu la possibilité de rentrer, personne, dans la famille, n’a hésité une seconde, commente-t-elle sobrement, les yeux baissés. Aujourd’hui, je suis heureuse. En avril, l’école va rouvrir, notre village va retrouver un peu de son animation. » On hésite un peu, puis on ose la question qui fâche : la centrale de Fukushima-Daiichi n’étant pas encore sous contrôle, que fera-t-elle si, d’aventure, un nouvel accident se produisait ? Elle jette un regard à son mari : « On en a parlé entre nous. Nous évacuerons nos enfants, mais nous, pas question de partir cette fois. S’il y a un accident, eh bien, nous mourrons ici. Dans nos champs à nous. »
“CE QUI EST MAL CONNU DÉCLENCHE PARFOIS DES PEURS IRRATIONNELLES : ‘EST-CE QUE CES GENS NE SONT PAS CONTAGIEUX ?’ ” YUICHI KANO, DE L’ASSOCIATION DES ÉVACUÉS