L'Obs

LETTRE À UN AMI QUI REFUSE DE CHOISIR

Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ».

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN R. G.

Nous avions 20 ans en 2002. Nous sommes descendus dans la rue. Nous avons voté Chirac. Ce n’était pas simple, mais cela relevait de l’évidence. Aujourd’hui, un tel choix nous divise. Qu’est-ce qui a changé ?

Le sentiment que l’Histoire bégaie tout d’abord. Tu me rappelles que nous avions fait le serment en 2002 que ce serait la dernière fois. Je nous revois jurer, en effet, que, si d’aventure la même situation se répétait, il ne faudrait plus compter sur nous pour sauver une classe politique inepte. Tu restes fidèle à notre promesse quand je la trahis. Tu as pour toi la constance et la pureté. Et pourtant, j’espère encore te convaincre.

Je ne chercherai pas à défendre à tes yeux Emmanuel Macron ou son programme. Ce n’est ni mon envie ni mon rôle. Ni toi ni moi ne faisons partie de ces 24% de votants l’ayant choisi au premier tour. Je partage tes doutes, tes craintes, tes sarcasmes. Mais il ne s’agit plus de cela. Il ne s’agit plus de lui. Il s’agit de ce fameux vote contre dont tu ne veux plus entendre parler. Oui, un simple vote contre. Contre ce que nous avons toujours combattu. Contre le nationalis­me, contre la xénophobie, contre le césarisme, contre le poutinisme. Contre Marine Le Pen.

Tu me dis qu’on nous rejoue 2002, que l’héritière de Saint-Cloud est battue d’avance et qu’il est donc inutile de « se salir les mains » à nouveau. Je t’assure : tu te trompes d’époque. Tu es trop optimiste. Nous ne sommes plus en 2002. Quinze ans de banalisati­on des grilles de lecture et des idées d’extrême droite ont changé la France. Le résultat ne sera ni 80/20 ni 70/30. Il sera bien plus serré. Et si nous faisons tous comme toi, le pire peut arriver. Pourquoi attendre de tes amis, qui n’ont pas plus voté Macron que toi au premier tour, qu’ils fassent ce que tu ne veux pas faire ? Car je sais que tu considères le triomphe de Le Pen comme une catastroph­e absolue et qu’au fond, tu escomptes bien que nous serons assez nombreux à lui barrer la route. Est-ce juste de compter ainsi sur nous pour faire le taf ?

Même si tu as raison, même si elle perd sans que tu aies à trahir ta « conscience », son score n’en déterminer­a pas moins les années à venir. Plus elle sera haut dimanche soir, plus elle aura de députés à l’Assemblée nationale, plus elle monopolise­ra le débat, plus elle apparaîtra comme la seule opposition crédible à Emmanuel Macron. Et plus la refondatio­n de la gauche à laquelle nous aspirons tous les deux sera difficile. Cette peur dont tu refuses d’être l’otage pendant quinze jours, nous l’aurons pendant cinq ans si Marine Le Pen dépasse les 45%. Plus sa défaite sera large au contraire, moins le chantage « moi ou le fascisme » gèlera les conscience­s.

Tu affirmes que les politiques menées depuis quinze ans conduisent au vote Le Pen. C’est évident. L’atomisatio­n sociale, la dissolutio­n du lien civique, l’affaisseme­nt de la chose publique, l’absence d’horizon collectif d’émancipati­on, la corruption de nos représenta­nts nourrissen­t le FN. Tu en conclus que voter Macron aujourd’hui nous amènera infaillibl­ement Le Pen dans cinq ans, qu’il est « stupide de compter sur le pyromane pour éteindre l’incendie ». Pour ne pas te retrouver avec une raciste au pouvoir dans cinq ans, tu refuses donc de lui faire barrage dans trois jours. Belle logique qui conduit à la renforcer maintenant pour éviter qu’elle soit forte en 2022.

Tu me dis que je suis prisonnier de l’instant, que je ne raisonne plus à long terme. « Un intellectu­el devrait voir plus loin qu’un castor », écris-tu avec une pointe de mépris pour nos appels au « barrage ». On ne se connaîtrai­t pas, tu me traiterais d’idiot utile de l’oligarchie. Certes, la pensée dans l’urgence semble moins profonde que la réflexion au long cours. Mais quand l’urgence est là, contempler l’horizon conduit à ignorer le gouffre à nos pieds. Ton dédain pour les « castors » ne te conduit-il pas à faire l’autruche ? On ne se connaîtrai­t pas, je te répondrais que tu es un idiot utile du fascisme.

Mais nous nous connaisson­s, nous savons qu’il n’y a pas de « salaud » entre nous, juste deux citoyens s’interrogea­nt sur la conduite à tenir dans une situation qui les inquiète et les effraie. Nos désaccords n’en sont pas moins, ne nous voilons pas la face, profonds. Ils tiennent en une phrase : « Je ne choisirai pas entre le libéralism­e et le lepénisme. » Ce rejet de toute hiérarchis­ation des maux est le noeud du problème. Nous avions des définition­s divergente­s du meilleur, mais nous nous accordions toujours sur le pire. Nous nous disputions sur ce qu’il fallait souhaiter, mais nous savions parfaiteme­nt ce qu’il fallait éviter. A tout prix (y compris donc un vote Chirac, Macron ou tartempion). Ce n’est plus le cas.

J’espère que cette fracture entre nous se résorbera. Pour refonder la gauche. J’espère surtout qu’elle ne permettra pas à Le Pen d’être élue dimanche. Pour ne pas perdre la France..

“UN SIMPLE VOTE CONTRE. CONTRE CE QUE NOUS AVONS TOUJOURS COMBATTU. CONTRE LE NATIONALIS­ME, CONTRE LA XÉNOPHOBIE. CONTRE MARINE LE PEN.”

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