La bonne nouvelle de la présidentielle Un entretien avec le démographe Hervé Le Bras
Le démographe Hervé Le Bras s’élève contre l’idée d’une campagne qui “sent mauvais”. Pour lui, les Français ont voulu rejeter les vieilles pratiques politiciennes et renouveler la représentation des citoyens. Un débat crucial et légitime
« Cette campagne sent mauvais », a déclaré François Hollande avant le premier tour. Avec le recul, partagezvous son diagnostic sévère ?
Pas du tout. Chaque campagne est dominée par un grand thème : la fracture sociale en 1995, la valeur travail en 2007, la finance en 2012... Celui qui s’est finalement imposé en 2017 est très intéressant : c’est la représentation des citoyens. La façon dont se comporte le personnel politique a été remise en cause au passage et François Hollande en a été l’une des cibles. Pas étonnant qu’il n’aime pas l’odeur ! Nous n’avons pas assisté à une attaque contre la politique, mais bien au contraire, à l’expression d’un intérêt pour elle, comme en témoigne la forte participation au premier tour. Mais les Français ont exprimé la volonté de faire de la politique autrement. Déjà, avant cette campagne, la question pointait, avec le questionnement sur le cumul des mandats. A travers les primaires et l’élection présidentielle, les citoyens sont allés au-delà. Ils ont remis en cause le schéma classique du parcours politique (militantisme de jeunesse, puis travail dans une collectivité locale, un cabinet ministériel ou auprès d’un parlementaire, puis accession à une fonction politique dont on fait un métier…). Ils ont écarté les candidats du passé. L’affaire Fillon a servi d’étincelle au débat, avec des effets collatéraux imprévus (démission du ministre de l’Intérieur Bruno Le Roux…) et la mise à nu d’un système corporatiste. La classe politique française, une des plus vieilles de l’Europe, est en voie de renouvellement complet. Le candidat
qui a été placé en tête, Emmanuel Macron, n’est pas seulement un visage neuf, c’est quelqu’un qui n’est pas accroché à la fonction politique : il en a donné la preuve lorsqu’il a quitté de son propre chef l’Elysée. On a même vu surgir au cours de la campagne l’hypothèse du tirage au sort comme instrument pour revivifier la représentation… C’est une forme très ancienne de démocratie, déjà pratiquée à Athènes.
Le fort score de Jean-Luc Mélenchon s’explique-t-il aussi par cette soif de réformer la représentation ?
Oui, il s’est inscrit dans ce courant, avec son discours sur le « dégagisme » et la « VIe République ». A chaque fois, les Français ont ramené la campagne vers ces questions de représentation. C’est aussi pour eux une façon d’exprimer leur scepticisme vis-à-vis des programmes, après avoir été échaudés sous Sarkozy et Hollande. Ils ont conscience que dans le contexte mondial actuel, il est très difficile de suivre un programme ciselé à l’avance (1000 pages chez Bruno Le Maire !). Un simple tweet de Trump peut changer la donne. Ce que l’on demande aujourd’hui, de la part d’un président, c’est de la réactivité. Et donc un caractère. Une partie du succès de Mélenchon tient à cela.
Un mot a dominé la campagne, utilisé par la quasi-totalité des onze candidats : le « système ». Est-ce un mot creux ou au contraire, exprime-t-il une réalité ?
Quand un mot s’impose et qu’on est incapable de le définir simplement, c’est souvent qu’il était nécessaire. Il désigne un phénomène qu’il s’agit de qualifier. Au xviiie siècle, comme l’a montré Albert Hirschman, c’est le mot « intérêt » qui est apparu, bousculant les notions traditionnelles de « passions » et de « raison » : il témoignait de la préoccupation naissante pour l’économie politique. Que recouvre le mot « système » ? Pourquoi l’utilise-t-on et pas un autre, comme « structure » ? La structure, c’est quelque chose d’articulé autour d’un squelette : elle est cohérente mais schématique. Le système, c’est autre chose. L’analyse des systèmes est apparue dans les années 1960, avec notamment le livre du chercheur en informatique Jay Forrester, « Urban Dynamics », qui a débouché sur le fameux rapport du Club de Rome de 1972. Un système, c’est un ensemble non coordonné de relations. Vous connaissez tous les éléments, mais vous n’avez pas de vue d’ensemble. Le système est opaque et ce n’est pas un hasard si le concept de « transparence » s’est lui aussi imposé. Les tweets sont un bon exemple du fonctionnement d’un système : ce sont des petits morceaux, on peut les lire chacun, mais personne n’est capable de dire comment ils s’articulent pour interagir avec le débat public. L’attaque contre « le système » reflète en réalité la complexité du monde, qui est de moins en moins dirigé.
Le système ne désigne-t-il pas l’ensemble des gagnants de la mondialisation ? Selon le géographe Christophe Guilluy, un gigantesque fossé se creuse entre ces derniers, retranchés dans les grandes métropoles, et les citoyens de la « périphérie », les perdants, souvent électeurs de Marine Le Pen...
La thèse de Guilluy m’apparaît comme schématique. C’est dans les métropoles que vous trouvez la plus grande pauvreté. Et c’est dans la périphérie que le taux de chômage, le niveau de pauvreté, la désagrégation des familles sont les plus faibles. Mais quand on est chômeur dans une métropole, au moins, on a l’espoir de trouver du boulot. La ville offre des opportunités, des perspectives. L’air de la ville rend libre, disait-on déjà au Moyen Age. C’est pourquoi le vote FN est si faible dans les métropoles, y compris dans les départements relativement pauvres comme la Seine-Saint-Denis. Christophe Guilluy porte un regard pessimiste sur cette fracture ville-périphérie. Je suis, moi, du côté optimiste. Ce qui se passe dans ces villes, c’est ce qui tire l’ensemble de la société.
Certains thèmes étaient relativement absents pendant cette campagne : l’immigration, l’identité nationale…
C’est heureux ! Sur l’immigration, il n’y avait rien de nouveau à dire. Les Français constatent que la catastrophe annoncée (« l’invasion ») n’a pas eu lieu. Les immigrés qui arrivent sont très souvent éduqués. Le nombre de Syriens qui ont demandé l’asile en France l’année dernière ne dépasse pas 3 200.
On a aussi l’impression que l’étranger n’est plus le premier bouc émissaire : c’est devenu le musulman.
Un tournant a été pris, c’est vrai. Peut-être à cause du terrorisme. C’est aussi pour le FN une façon de contourner l’obstacle de l’accusation de racisme.
La multiplication des voiles dans l’espace public explique-t-elle aussi celle évolution ?
Cette évolution ne témoigne pas d’une régression, au contraire, comme l’a bien montré mon collègue Farhad Khosrokhavar. C’est paradoxal : c’est parce que ces musulmans sont mieux formés, mieux intégrés, qu’ils peuvent s’affirmer. Quand on se demande si l’on doit accepter des femmes voilées dans une administration, on oublie qu’auparavant, on ne se posait même pas la question, parce que ces femmes étaient au foyer pendant que leur mari était sur les routes ou à la chaîne. Ces femmes musulmanes réussissent et sont donc plus visibles. Et elles ressentent beaucoup plus durement le fait d’être stigmatisées. L’identité nationale ne s’est pas non plus imposée dans le débat. Parce qu’à l’inverse du mot « système », cette expression ne désigne pas un phénomène qu’on n’arriverait pas à formuler. Il y a tout ce qu’il faut dans le vocabulaire pour en parler : « France », « nation », « Etat », « Etat-nation », « Patrie »… L’expression ne sert donc à rien, sinon à rejeter sans le dire un groupe de personnes, les musulmans.
Cette élection semble-t-elle historique à l’historien que vous êtes aussi ?
L’historien aime bien porter ce genre de jugements assez longtemps après… Le FN au deuxième tour, on l’a déjà vu en 2002. L’irruption de Macron était certes inattendue, mais le duel Poher-Pompidou l’était aussi, comme l’élection de Giscard d’Estaing. L’élimination des grands partis du second tour est une autre surprise. Mais avant de constater leur implosion, j’attends de voir les résultats des législatives. Les partis ont de quoi se reconstituer, de multiples combinaisons sont possibles. L’espace perdu par Hamon peut être récupéré. Et la droite peut créer la surprise, car le système électoral à deux tours l’avantage. Si le candidat de droite est face à un frontiste, la gauche votera pour lui pour faire barrage au FN ; s’il est face à un candidat de gauche, les électeurs FN voteront pour lui pour barrer la route à la gauche. Il ne faut pas l’enterrer trop vite.
Directeur d'études à l'EHESS, chercheur émérite de l'Institut national d'Etudes démographiques (Ined), le démographe et historien HERVÉ LE BRAS vient de publier un nouvel essai : « Malaise dans l’identité », chez Actes Sud.