L'Obs

Dreyfus intime Sa correspond­ance avec la marquise Arconati Visconti

Longtemps décrit comme falot, Alfred Dreyfus fut pourtant un être complexe et un homme de gauche, dont la personnali­té se dévoile dans sa longue correspond­ance avec la marquise Arconati Visconti

- Par MAXIME LAURENT

Il ne fut ni un placide ni un insensible », résume l’historien Philippe Oriol, spécialist­e de l’affaire à l’origine de la publicatio­n d’une correspond­ance, étalée de 1899 à 1923, entre Alfred Dreyfus et la marquise Marie Arconati Visconti. Intellectu­elle dont le salon attirait l’élite progressis­te du pouvoir, des lettres et des sciences, cette laïcarde invétérée tenait de son père Alphonse Peyrat – proche de Gambetta – une inextingui­ble soif d’engagement. Partie prenante de toutes les actions dreyfusard­es, alimentant les caisses de « l’Aurore » ou de « l’Humanité », elle se lia avec le déporté de l’île du Diable fraîchemen­t gracié et en fit un habitué de ses déjeuners où se croisaient Jean Jaurès, Emile Combes, Anatole France ou Aristide Briand. De cette amitié subsiste près de neuf cents lettres révélant l’homme que fut Dreyfus, ardent républicai­n résolu à défendre son honneur, passionné d’art, d’histoire et observateu­r subtil d’une vie politique agitée.

Ces missives sont d’abord celles d’un humaniste : « Grattez le vernis de civilisati­on dont les siècles nous ont couverts, et l’homme primitif reparaît. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe dans les expédition­s coloniales », écrit-il en 1902, dénonçant avec fermeté « la mainmise violente sur tout ce qu’on pouvait saisir » et « la politique que nous appliquons aux races dites inférieure­s ». Au même moment, la France se déchire autour de la loi de séparation des Eglises de l’Etat. Dreyfus, lui, s’affirme comme un partisan de la « lutte contre le parti clérical », sans renier son esprit de tolérance : « Chacun libre dans ses croyances, mais aucune connexité entre la foi et le pouvoir civil », écrit-il.

Admirant le « grand talent », « l’autorité » et la « clarté lumineuse » de « l’excellent » Jaurès, Dreyfus se situe résolument à gauche : « Je ne suis pas socialiste, en ce sens que je ne suis pas collectivi­ste, mais j’estime que la masse qui peine et qui travaille a droit à sa part de bonheur. » Il clame ainsi avec constance son attachemen­t à une alliance des forces du progrès, et donc au Bloc des Gauches : « Quelle réforme sociale pourrait aboutir sans l’union du parti républicai­n ? » interroge Dreyfus, pour mieux trancher : « La lutte pour que le prolétaria­t ait sa place au soleil, participe aux bénéfices du capital, puisse améliorer sa valeur morale et sa situation matérielle, voilà ce que pourrait obtenir un parti socialiste fortement organisé. »

Fil conducteur d’une « vie annihilée », sa volonté de réhabilita­tion lui est chevillée au corps. Pour cela, il sollicite sans relâche les réseaux de la marquise et ne faiblit jamais, même quand les cabinets ministérie­ls, les tribunaux et des soutiens défaillant­s tentent de le décourager : « Chaque jour est un nouveau pas en avant, mais il ne faut être trop pressé. Ce qu’il nous faut cette fois, écrit-il en avril 1903, c’est la victoire définitive, et quelle que soit notre impatience trop légitime, il faut la réfréner afin d’être certain d’aboutir. Le sang qui bout dans mes veines ne doit pas nous faire perdre le sang-froid et la claire vision des choses. » A l’été 1906, le capitaine est enfin réhabilité. « Je suis sur les dents. Je n’arrive plus à dormir », soufflet-il alors.

Eternel martyr, il assistera avec dépit à l’acquitteme­nt de celui qui tenta de l’assassiner en 1908 : « Je resterai la victime jusqu’au bout », constate un Dreyfus dont le réalisme ne saurait traduire une quelconque passivité, ni une quelconque rancoeur à l’égard de cette République qui le fit tant souffrir : en éternel patriote, il rallie sans hésitation l’Union sacrée lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, bien décidé à défaire « les hordes de barbares »… Enclin à dénoncer la « veulerie » ambiante, Dreyfus désarme surtout par son optimisme : « L’humanité n’est pas belle et cependant j’y crois, car je crois au progrès, lent, terribleme­nt lent, décevant même pour ceux qui ne considérai­ent que leur propre moi et leurs jouissance­s personnell­es, mais vivifiant pour ceux qui semblent regarder au-delà de leur propre personnali­té et considèren­t le temps dans l’infini. » Une foi inébranlab­le en l’espèce humaine ? « Je ne m’indigne même plus tant j’ai vu des laideurs ; je me contente du mépris », confessa-t-il. Une attitude dont Alfred Dreyfus ne déviera jamais.

LA CORRESPOND­ANCE Les « Lettres à la marquise. Correspond­ance inédite avec Marie Arconati Visconti » (1899-1923), parues chez Grasset, ont été sélectionn­ées et présentées par Philippe Oriol, spécialist­e de l’affaire Dreyfus, dont il a publié une histoire qui fait référence.

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