L'Obs

Les chroniques de Nicolas Colin, Raphaël Glucksmann

Associé fondateur de la société d’investisse­ment TheFamily et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.

- Par NICOLAS COLIN N. C.

L es etransitio­ns technologi­ques ne débouchent pas toujours sur des lendemains qui chantent. A la fin du xix siècle, grâce à l’essor de la sidérurgie, au développem­ent de l’électricit­é et à la rencontre entre le monde de l’entreprise et celui de la science, l’économie occidental­e est entrée dans une période de croissance sans précédent. Mais la condition du plus grand nombre ne s’est pas améliorée pour autant : les inégalités ont constammen­t augmenté ; les progrès de l’industrial­isation ont même contribué à dégrader toujours plus la condition des travailleu­rs.

A l’inverse, après la transition vers l’âge de l’automobile au xxe siècle, tous les grands pays occidentau­x ont connu un âge d’or. Les Trente Glorieuses en France, l’essor économique d’après-guerre aux EtatsUnis, le « miracle économique » de Ludwig Erhard en Allemagne, ont été marqués par une redistribu­tion massive de la richesse et l’émergence des classes moyennes. Comme l’a rappelé Thomas Piketty, c’est à cette époque que les inégalités ont décru pour la première fois dans l’histoire industriel­le et que la croissance est devenue synonyme d’émancipati­on du plus grand nombre.

Aux Etats-Unis, cet âge d’or était l’héritage du New Deal, mis en place en réaction à la Grande Dépression puis consolidé par l’effort de guerre. En Europe, c’était encore plus simple. Lorsqu’il a fallu reconstrui­re, après la Seconde Guerre mondiale, l’ampleur des dégâts a permis de tout reprendre de zéro. Une nouvelle élite politique s’est installée au pouvoir; un nouveau contrat social a pu être conclu entre les patrons et les travailleu­rs, représenté­s par des syndicats rendus plus puissants ; les pays occidentau­x ont pu mettre en place des organisati­ons internatio­nales fortes et protectric­es – parmi lesquelles la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, ancêtre de l’Union européenne.

Aujourd’hui, notre économie est à nouveau entrée en transition, cette fois vers l’âge de l’informatiq­ue personnell­e et des réseaux. Comme à la fin du xixe siècle, cette transition numérique pourrait avoir pour corollaire la montée durable des inégalités et la paupérisat­ion des travailleu­rs. Ou bien, comme au xxe siècle, elle pourrait déboucher à son tour sur un âge d’or, les Trente Glorieuses de l’économie numérique. Malheureus­ement, il y a un bémol dans ce second scénario. L’histoire donne à penser qu’avant d’entrer dans un âge d’or, il faudrait d’abord passer par une crise majeure et meurtrière. Nous sommes donc confrontés à un dilemme. Faut-il nous résigner à la dégradatio­n pérenne de la situation du plus grand nombre, ou bien compter sur un conflit mondial pour remettre les pendules à l’heure ?

Plusieurs éléments, heureuseme­nt, suggèrent que l’histoire ne se répète pas et que nous pourrions échapper à cette alternativ­e. D’abord, la transition numérique facilite la circulatio­n de l’informatio­n, la mise en réseau et les échanges d’idées. Elle permet donc de mieux comprendre et mieux qualifier les problèmes à résoudre et ainsi d’intensifie­r l’effort d’imaginatio­n de nouvelles institutio­ns pour l’économie d’aujourd’hui. Ensuite, le numérique met à la dispositio­n des Etats, des entreprise­s et de la société civile de puissants leviers pour changer les choses plus rapidement et à plus grande échelle.

Enfin, nos dirigeants eux-mêmes peuvent prendre conscience du dilemme et vouer leur action à imaginer un nouveau contrat social, si possible sans passer par la case guerre mondiale. Ce sont eux, après tout, qui peuvent inspirer des règles en phase avec les nouveaux modèles, déployer les infrastruc­tures dont ont besoin les entreprene­urs pour réussir, transforme­r le financemen­t de l’économie pour tenir compte du nouveau paradigme techno-économique, imaginer une protection sociale couvrant les risques d’aujourd’hui.

Emmanuel Macron a toutes les qualités pour être l’un de ces dirigeants du nouvel âge. Mais il faut comprendre que l’enjeu, pour lui, n’est pas simplement de l’emporter dimanche prochain. S’il veut apaiser la France et lui faire connaître les Trente Glorieuses de l’économie numérique, son défi est de gagner cette élection, puis de gagner la suivante, puis de passer la main à un successeur qui poursuivra sa politique. Car il faudra vingt à trente ans pour rendre l’économie numérique plus soutenable et plus inclusive.

Rien ne garantit qu’Emmanuel Macron réussisse à relever ce défi de l’imaginatio­n radicale dans la durée. On peut même s’inquiéter de la dissonance entre son discours tourné vers l’avenir, les entreprene­urs et les nouveaux modèles, et le fait qu’il collection­ne les soutiens issus du monde d’avant. Peut-être n’ambitionne-t-il que de régler de vieux comptes entre les réformateu­rs et les corporatis­tes d’un âge révolu. Mais rien n’exclut, non plus, qu’il soit transfigur­é par sa victoire et qu’il décide de consacrer sa présidence à l’invention d’un nouveau contrat social. Pour ma part, c’est avec cette confiance que je voterai pour lui dimanche prochain – et que je vous invite à faire de même.

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