L'Obs

Musique Oumou Sangaré, la big boss de Bamako

- Par FABRICE PLISKIN

OUMOU SANGARÉ est la plus célèbre chanteuse d’AFRIQUE, mais aussi une extraordin­aire BUSINESSWO­MAN, qui possède, entre autres, une compagnie de taxis et dix mille poules pondeuses. Rencontre

On connaît les mamans gâteau, moins les mamans hydrocarbu­res. Superstar de la chanson malienne, Oumou Sangaré vient de faire construire pour son fils unique, Chérif Haïdara, une station-essence dans le quartier Magnamboug­ou, à Bamako. « Il veut se lancer dans le pétrole pour créer une chaîne de stations-essence. Maman a posé la première pierre, dit-elle sous ses larges tresses, avec une rieuse indulgence. C’est à lui de jouer maintenant… » Ce jour-là, Sangaré, de retour d’une « énième » tournée en Australie, passe par Paris pour faire la promotion de son disque, « Mogoya » (« les relations humaines d’aujourd’hui », en bambara). Un beau et crâne album afro-futuriste aux sonorités électro, qui rompt huit ans de silence. « Oh la la, c’est pas fini ? », vous demande en souriant la sculptural­e Callas de Bamako, dans le cliquetis de ses mille bracelets, au milieu de l’interview. Euh, non, pourquoi ? « Parce que je dois envoyer de l’argent par MoneyGram en Chine, à Guangzhou, pour qu’on m’envoie mes containers. » Des containers de quoi ? « Des carreaux, du matériel… Je fais construire un hôtel… Le deuxième… Cette fois, c’est dans le Wassoulou, la région de mes parents. Le premier, c’était à Bamako. Comme ça, je crée aussi des emplois pour les jeunes… » A 49 ans, Sangaré n’est pas seulement la plus célèbre chanteuse d’Afrique. Celle qui a donné des concerts à l’Opéra de Sydney, au Budokan de Tokyo ou à Central Park devant 100 000 personnes (« la première fois, c’est émouvant »). Celle qui chante « Fallin’ » en duo avec Alicia Keys sur France 2. Celle qui ne peut plus se montrer sur un marché africain « depuis vingt ans ». Sangaré est aussi un modèle économique et une super-héroïne du féminisme, même si elle récuse ce mot peut-être trop blanc et trop scolastiqu­e pour son goût : « Je ne suis pas féministe, je ne suis pas pour la guerre entre les hommes et les femmes, je suis pour l’équilibre parfait, la com-plé-men-ta-ri-té, dit-elle de sa voix aussi puissante que caressante. C’est très difficile de rencontrer un homme qui te comprend. Avec une vie comme la mienne, tu n’es jamais à la maison, et quand tu es à la maison, tu n’es pas avec ton amour, mais toujours ailleurs, dans ta tête, tu penses à l’hôtel que tu vas faire construire au Wassoulou. »

UNE LIGNE DE 4X4 À SON NOM

Les aventures industriel­les de la chanteuse commencent au début du deuxième millénaire. Après dix ans d’une tournée planétaire planifiée par son manager néerlandai­s (« Je suis très connue dans le monde, mais moins en France »), Oumou Sangaré rentre à Bamako. Là, elle fait construire un hôtel de trois étages. Cette innocente fantaisie provoque un scandale national. Jamais dans l’histoire du Mali un chanteur – sans parler d’une chanteuse – n’avait encore osé ainsi diversifie­r ses activités. C’est une tournée au pays des Jay-Z et des Beyoncé qui lui a inspiré cette ambition entreprene­uriale. « Et puis ma mère, qui est peule, m’a conseillé d’investir. Les Peuls sont intelligen­ts, comme les juifs ! », dit-elle en rigolant. Avec ce premier hôtel, Oumou Sangaré s’attire des ennemis. « Les gens sont devenus malades. » La libre bâtisseuse fait construire le premier étage : place à l’antipathie. Elle fait construire le deuxième étage : place à la perfidie. Elle fait construire le troisième étage, place à l’apoplexie. « Ils ne pouvaient pas imaginer que la musique rapportait autant. C’était chaud. » De jaloux calomniate­urs aux yeux de crocodile vont même jusqu’à prétendre qu’elle tourne un « porno film » (en fait, il s’agissait d’un sosie).

« J’avais imposé l’hôtel, mais pour moi, ce n’était que le début du commenceme­nt, raconte l’artiste. Après, j’ai frappé encore plus lourd. J’ai construit carrément un garage à Bamako pour les Oum Sang » : en 2006, la firme automobile chinoise Gonow choisit Oumou Sangaré pour représente­r sa concession à Bamako. La chanteuse donne son nom à une ligne de 4×4, l’Oum Sang, une voiture vendue entre 8 et 17 millions de francs CFA, toutes options, soit entre 12 200 et 26 000 euros. « Un 4×4 fabriqué en Chine avec un moteur japonais, parce que les mécanicien­s maliens connaissen­t mieux les voitures japonaises. Le garage, à Bamako, c’était du jamais-vu. Mais, cette fois, parmi ceux qui me critiquaie­nt, il y en a qui ont commencé à se dire : celle-là, c’est une bosseuse. » La femme d’affaires dit avoir vendu jusqu’ici trois cents véhicules.

Après le coup d’éclat du garage (il a depuis été racheté par une autre marque automobile), en 2010, année du cinquanten­aire de l’indépendan­ce du Mali, Sangaré fait venir de Chine deux cents Oum Sang pour créer sa propre « compagnie de taxis climatisés ». La société est inaugurée à Bamako, en présence d’ATT, alias Amadou Toumani Touré, président de la République malienne. En matière d’immigratio­n économique, Sangaré incline à la parabole : « Mali, ça veut dire “hippopotam­e” en bambara. Au Mali, nous avons beaucoup d’hippopotam­es dans le fleuve Niger. L’hippopotam­e, qu’est-ce qu’il fait ? Il sort du fleuve pour aller brouter de l’herbe et une fois qu’il a le ventre plein, il retourne dans l’eau. Nous les Maliens, c’est pareil ! On va brouter ailleurs et on

revient au pays, riches de ses richesses et de ses expérience­s », dit l’artiste qui, sur son disque, exhorte la diaspora malienne à rentrer au Mali pour participer à la mutation du pays. Elle montre l’exemple à la ville mais aussi à la campagne, en créant une ferme de 10 hectares à Baguinéda, sur le fleuve Niger. « C’est aussi une façon de cultiver mes racines : les Peuls étaient traditionn­ellement des bergers, des cow-boys. La ferme est à 40 kilomètres de Bamako, j’y vais le week-end », dit la fermière, forte de ses rizières, de ses dix mille poules pondeuses et de son élevage de carpes. Elle ajoute : « Les Peules sont belles, enfin, pas moi, je ne suis pas trop belle. » Vous protestez qu’elle est plus que délicieuse. « Non, moi, je suis trop métissée, mais ma mère a une beauté fine, toute longue, un nez pas possible. »

“JE DEVAIS VENGER LA VIEILLE”

Quand on lui demande pourquoi elle accumule ces carpes, ces 4×4 et ces hôtels, elle vous répond : « Pour venger la vieille ». « La vieille », c’est maman. « Elle a galéré. Elle a été victime du système de la polygamie que mon père a mal utilisé. » Dari Sangaré était cultivateu­r et imam. Il avait trois femmes, « ou peut-être un peu plus ». « Il est parti quand j’avais 2 ans. Quand je l’ai revu, j’avais 35 ans. Ma mère a élevé seule ses six enfants. En Afrique, il n’y a pas d’aides sociales. » Alors, souvent, sa mère s’en va commercer en Côte d’Ivoire ou au Sénégal. Quand elle n’est pas là, à Daoudaboug­ou, quartier populaire de Bamako, elle ne paie pas l’école. Alors le maître de classe « chasse » Oumou, ses frères et ses soeurs. « J’ai pleuré beaucoup », se souvient la fille cadette d’Aminata Diakité. Pour aider sa famille, Oumou vend des sachets d’eau potable dans les rues de la capitale malienne. Elle a 5 ans quand elle commence à faire entendre sa voix de chanteuse dans son quartier. Un de ses frères veut s’opposer à sa vocation, car une jeune fille ne chante pas sans se déshonorer, dit-il. Mais la mère prend la défense de sa fille. Oumou chantera, car Aminata, elle aussi, est chanteuse, comme le fut sa propre mère Noumouténé. Avec maman, Oumou chante aux cérémonies de mariage et de baptême. A un concours interscola­ire, elle fait gagner son école en chantant devant trois mille personnes au stade omnisports de Bamako. A 12 ans, elle gagne déjà en une soirée plus que ses maîtres d’école en un mois. Elle divise ses cachets en deux. Elle en donne la moitié à ses professeur­s pour les soudoyer et leur arracher la permission de sécher les cours et d’aller chanter. « Il fallait que j’aide la vieille à s’en sortir. » Elle a ainsi arrosé une bonne dizaine de pédagogues.

« Dieu m’a donné une puissance dans la voix. Quand je crie dans un mariage, tout le monde tremble. Des femmes pleurent. Je me dis waouh, il n’y a pas que moi qui souffre. » Parfois, il arrive que son planning soit surchargé. Alors les futurs mariés décident de reporter leurs noces en attendant que la jeune prodige soit libre de chanter pour eux. « J’avais du succès fou », dit Oumou Sangaré qui, avec une fausse indolence mais sans fausse modestie, s’attribue le surnom que lui donnent les médias : « On dit que je suis la voix des sansvoix. » A 15 ans, avant même d’enregistre­r son premier disque, elle se fait construire une villa avec les gains de son art. Elle peut enfin gâter sa mère. Son plus beau cadeau ? « Comme elle est musulmane, je l’ai envoyée à La Mecque. » Grâce à Oumou, Aminata s’y rendra cinq fois. A 18 ans, Oumou Sangaré enregistre « Moussoulou » et bat les records de vente de cassettes au Mali. « Mon premier album a fait boum », dit-elle.

Huit albums plus tard, son père la recontacte. Il vit avec ses femmes en Côte d’Ivoire où il cultive un champ de cacao. « C’était chaud : c’était pendant la guerre de l’autre, là, Gbagbo, dit-elle par allusion à la guerre civile qui ensanglant­a la Côte d’Ivoire après l'élection présidenti­elle de 2010 opposant Laurent Gbagbo à Alassane Ouattara. J’ai demandé à la vieille la permission de me réconcilie­r avec mon père. Elle m’a dit : ‘‘Ouais. Son sang est en toi.’’ Il est venu à Bamako avec ses épouses. Ma mère avait refait sa vie. Mon père, je l’ai envoyé à La Mecque aussi. Moi, j’y étais allée en 1993, comme toute bonne musulmane », dit Sangaré qui, depuis, s’est fait bâtir chez elle une mosquée pour deux cents personnes. « Il y a une porte qui donne sur ma cour et une autre pour tous les musulmans. » Sangaré parle de la lutte contre l’islamisme. « Kadhafi maîtrisait ces choses-là, il savait rester maître de la zone », dit-elle avec un peu de nostalgie. Puis elle revient sur l’interventi­on militaire de la France au Mali en 2013, après l’attaque de Konna par les djihadiste­s, et résume, dans un fulgurant euphémisme post-colonial, l’histoire des deux pays : « Sans cette interventi­on, le Mali, c’était fini. Si le Mali a rendu service à la France dans le passé, la France a rendu la monnaie. » Peu après cette bénédictio­n, la diva télétravai­lleuse sort de la pièce, majestueus­e et cliquetant­e, et envoie un MoneyGram en Chine.

 ??  ?? Oumou chante pour les enfants dans une école du Mali.
Oumou chante pour les enfants dans une école du Mali.
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 ??  ?? Moment de détente chez sa mère, dans une zone rurale du pays.
Moment de détente chez sa mère, dans une zone rurale du pays.
 ??  ?? LA CHRONIQUE CULTURE DE « L’OBS » CHAQUE JEUDI Dans la Compagnie des auteurs par Matthieu Garrigou-Lagrange. Du lundi au jeudi 15h-16h.
LA CHRONIQUE CULTURE DE « L’OBS » CHAQUE JEUDI Dans la Compagnie des auteurs par Matthieu Garrigou-Lagrange. Du lundi au jeudi 15h-16h.

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