Phénomène Le conformisme de la différence
Autrefois réservée au domaine du luxe, la personnalisation envahit désormais l’ensemble du marché de la mode. Cet engouement reflète un paradoxe assez courant : vouloir se démarquer tout en suivant la tendance. Analyse
Quel est le point commun entre un malletier de luxe et une marque de lingerie bon marché ? Leur service de personnalisation. Il y a encore quelques années, faire broder des initiales discrètes, à l’extrémité de son poignet de chemise, était un ra nement rare, précieux. Réservée aux objets de faste, cette broderie soulignait une distinction de classe. Une coquetterie qui ne date pas d’hier, puisque dès 1860 on retrouve trace du marquage à chaud dans les archives de Louis Vuitton.
En 2017, la plupart des magasins, qu’ils vendent un sac à 3000 euros ou un maillot de bain à moins de 40, proposent à leurs clients d’imprimer, graver, coudre ou peindre un message de leur choix, sur leurs vêtements et accessoires. Face à cette démocratisation, les grandes maisons n’ont pas abandonné pour autant la niche et rivalisent d’imagination pour se di érencier. Vuitton, qui proposait dès 2008 de peindre des bandes de couleurs et ses initiales sur sa maroquinerie, o re depuis peu la possibilité d’y apposer des patchs inspirés par les étiquettes de transports collées autrefois sur les bagages. « Pour un Speedy sur lequel tiennent dix patchs, il y a plus de 289 254 654 976 combinaisons de personnalisation di érentes. On peut aussi y faire mettre un nom, une date… », nous explique-t-on en interne.
Depuis que la technique s’est popularisée, elle est appliquée à des objets de consommation de masse, comme une paire de Stan Smith blanches ou un jean brut Levi’s. « Il y a actuellement une homogénéisation de l’o re dans les magasins. Personnaliser permet d’être à la mode, d’a rmer son appartenance à un groupe, tout en se démarquant par une petite singularité, analyse Aude Legré, chargée de la stratégie de marque au cabinet Peclers. Cette envie de participer à la création du produit que l’on va porter s’inscrit dans un contexte de valorisation du fait-main. « Le “do it yourself ” fait partie de la tendance générale du “slow life”, confirme Delphine Robert, responsable des pôles femmes et enfants de l’agence Instinct. Les émissions de télé, en mettant en avant des gens comme vous et moi qui concourent au titre de meilleur pâtissier, ont resacralisé celui qui crée. L’artiste est redevenu une figure populaire au sens “aimé du peuple”. C’est un tournant dans l’histoire de la mode, les gens veulent reprendre en main leur destin, donc leurs habits, qu’ils ne souhaitent plus uniformisés. »
Apposer ses initiales est devenu si courant que les propositions s’éto ent largement, pour aller parfois jusqu’à du semi-surmesure. La personnalisation devient de la cocréation. Alexandra
Senes, fondatrice de la marque de chemises brodées à la main Kilomètre Paris, aime l’échange que cela fait naître avec les consommateurs. « Que ce soit pour une cliente individuelle ou pour une boutique, il y a une véritable discussion. Nous brodons autour de destinations, parfois les gens ont des idées très arrêtées, d’autres veulent des conseils, nous construisons ensemble cette nouvelle forme de monogramme. » Cette saison, la créatrice va plus loin, en proposant aux gens de broder, à partir d’une photo, leur visage sur une chemise.
Les grandes enseignes elles aussi ont compris cette envie et adaptent l’idée à leur production de masse. Rien ne change dans les conditions de fabrication initiales. Ce qui va donner la touche « fait-main », c’est l’intervention après coup d’un artisan n’ayant rien de commun avec l’ouvrier textile qui a fabriqué la basket Nike ou le pull Topshop que l’on pourra adapter en magasin. « Ce côté artisanal, proche des gens, qui séduit, permet aux marques de se parer d’une sorte de vernis vertueux. Il peut aussi dédouaner l’acheteur de son choix de consommation, resté le même qu’avant », ajoute Delphine Robert. Après le green washing, voici donc venue l’heure du craft washing. De l’obsession de l’acquisition, nous serions donc passés à celle de l’expérience. Tout ce que nous possédons doit se référer à une histoire, rappeler un instant passé. Le plaisir de voir l’objet en train d’être réalisé participe donc à cet engouement pour la personnalisation. « C’est une forme de storytelling, on raconte une histoire qui devient vraie, authentique, puisqu’on a l’artisan en face de nous. Cela répond à cette envie d’avoir un supplément d’humanité », confirme Serge Carreira, maître de conférences à Sciences-Po. Le Bon Marché l’a bien compris et ne cesse d’élargir son o re. « Il y a un côté ludique pour les clients, qui sont très imaginatifs. C’est important de les faire rêver, de les surprendre », nous raconte Jennifer Cuvillier, directrice du bureau de style du grand magasin parisien. Après l’« atelier du denim » de Notify, où l’on peut venir faire customiser son jean en direct, Le Bon Marché vient d’ouvrir l’« atelier du soulier ». « Les possibilités sont infinies : graver, broder, peindre, taguer, mettre des clous, percer au laser, etc. L’atelier est ouvert sur l’extérieur. On peut ainsi faire un maximum de choses in situ, devant les gens, ce qu’ils adorent », précise l’acheteuse Morgane Toullec.
Dans le même magasin, on trouve, au rayon femme, un corner de la marque Atelier Paulin, basée entièrement sur le principe de la personnalisation. Sa créatrice, Anne-Sophie Baillet, a développé une ligne très simple de bracelets, fibules et earcu s, réalisés en fil de métal, formant un prénom ou un mot. Elle raconte : « Au-delà du côté personnel, il y a l’artisanat. La façon à la main apporte une dimension forte, encore plus dans l’émotion. La demande est mondiale, nous envoyons nos artisans à Londres, Tokyo, New York… » D’autres marques sont fondées sur cette même idée de départ.
Avec humour et coquetterie, Sarah Stagliano a lancé Henriette H, une gamme de petites culottes sur lesquelles peut être brodé à la main le prénom de son amoureux ou amoureuse : « J’ai eu l’idée il y a des années en regardant le film “Virgin Suicides”, de Sofia Coppola, dans lequel Kirsten Dunst écrit le nom de son mec au stylo sur sa culotte. Je n’ai pas anticipé un tel succès ! »
Qu’elle soit réalisée par une grande maison, une petite gri e, voire une enseigne de fast fashion, la personnalisation répond finalement surtout à un désir un peu narcissique de s’exposer sur les réseaux sociaux, comme si on était devenu soi-même une marque, un label. « A l’ère du miroir, il faut alimenter son profil à coups de selfies, montrer que l’on existe. Cela nous permet de nous rassurer en nous disant que l’on est unique, que notre image n’est pas diluée dans la mondialisation », ajoute Delphine Robert. Same same but di erent ?