L'Obs

Santé « Un médecin ne devrait pas dire ça »

Méprisant, sexiste, cassant… De plus en plus de livres et de blogs dénoncent la brutalité du corps médical. Enquête sur le “doctor bashing”

- Par ÉLODIE LEPAGE

Le titre cogne comme un coup de poing, « les Brutes en blanc ». « C’est moi qui l’ai trouvé, pas la maison d’édition », précise dans un sourire Martin Winckler lors d’une rencontre avec une centaine de personnes, un soir de mars, dans une librairie bondée de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Le public rit, conquis. Il a aimé cet essai au vitriol (1) – vendu à 30 000 exemplaire­s depuis sa sortie en octobre 2016 – dans lequel l’auteur, lui-même médecin, dénonce les mauvaises pratiques de ses confrères. Jugements de valeur, paroles ou gestes déplacés, manque d’écoute, refus de soins, aucune forme de violence n’est passée sous silence…

Assis à ses côtés, un jeune rouquin au visage poupon. Baptiste Beaulieu, 31 ans, est docteur lui aussi. Depuis 2013, il tient un blog aux millions de visiteurs, « Alors voilà », dont il a tiré un livre écoulé à 50 000 exemplaire­s. Dans ses posts, le médecin à l’allure d’ado raconte sans filtre son quotidien de généralist­e dans la banlieue toulousain­e, mais s’élève également contre les abus de ses confrères. « Un médecin ne doit pas oublier qu’il est au service de son patient, rappelle-t-il ce soir-là. Leur relation n’est pas une relation hiérarchiq­ue ou d’autorité. » Murmures d’approbatio­n dans la salle qui ne doit pas compter beaucoup de fans du « Dr House ». Des lecteurs prennent la parole. « Merci pour ce livre, dit une jeune femme à Martin Winckler. Grâce à vous, j’ai réalisé que mon médecin a l’obligation de me répondre quand je lui pose des questions sur les médicament­s qu’il me donne. » Une autre renchérit : « Le mien n’a jamais voulu me rendre mon dossier médical après que je l’ai quitté pour un autre. Je vais le relancer maintenant que je sais que je suis dans mon droit. »

La critique du corps médical enfle. Elle monte de partout, de praticiens eux-mêmes mais aussi de malades qui s’autorisent enfin à critiquer cette figure établie. Le médecin, icône incontourn­able, notable intouchabl­e, tomberait-il de son piédestal ? Ce mois-ci, c’est une quinquagén­aire atteinte d’un cancer du sein qui, dans son ouvrage, « J’existe ! Hippocrate assassiné ! » (2), relate sa souffrance d’avoir été méprisée par son chirurgien et son oncologue. « Le protocole, le protocole, le protocole, ils n’avaient que ça à la bouche, déplore Karine Dal Medico. Je ne pouvais poser aucune question. Dès que je demandais des informatio­ns, je me faisais rabrouer. Mais j’avais besoin de comprendre ce qui m’arrivait, ce qu’ils me faisaient. » L’an dernier, la pédopsychi­atre Anne Revah-Levy et la dermatoonc­ologue Laurence Verneuil incitaient leurs collègues, dans leur livre « Docteur, écoutez ! » (3), à laisser s’exprimer leurs patients – 23 secondes, tel est en moyenne le temps de parole du malade avant que le médecin ne l’interrompe. Des sites de prise de rendez-vous, à l’image de RDVmedicau­x.com, permettent aussi de laisser des commentair­es. « Ce discours critique s’inscrit dans une tendance de fond, la remise en cause de l’exercice paternalis­te de la médecine, décrypte Marc Paris de l’Union nationale des Associatio­ns agréées du Système de Santé (Unaass). Internet et les maladies chroniques sont passés par là. Le premier a libéré la parole ; les secondes ont fait des patients des “experts” puisqu’ils vivent longtemps avec leur maladie. Mais tous les médecins ne sont pas prêts à “dialoguer” avec eux. On revient de loin, vous savez. Jusqu’en 2002, le malade n’avait pas accès à son dossier médical. L’un des arguments de la profession pour s’y opposer était que les plus fragiles se suiciderai­ent en le lisant ! »

Sur Twitter, l’expression « Un médecin ne devrait pas dire ça » a fait florès l’hiver dernier, et le hashtag #Payetonute­rus recense avec humour les perles des gynécos. « Vous n’avez pas d’enfant ? Faut en faire, ça vous protègerai­t du cancer du sein. » « Un stérilet à 30 ans ? C’est pas le moment »… « Les femmes, les homosexuel­s, les Noirs… Les minorités sont les premières visées par ces mauvaises pratiques », reconnaît, dépité, Baptiste Beaulieu. « Les femmes sont à l’avantgarde de la contestati­on, ajoute Martin Winkler, parce que la maltraitan­ce médicale se confond en partie avec le sexisme, très répandu dans la profession, et parce qu’elles consultent plus que les hommes. » Et tant pis si des médecins prennent la mouche. Tant pis si certains vont jusqu’à crier au « doctor bashing » ! Des praticiens sexistes, homophobes, hautains, comment ça ? Chatouille­ux, nos docteurs ? « A leurs yeux, mes critiques sont malvenues à un moment où les médecins sont eux-mêmes maltraités, poursuit Winckler. Si cela est vrai pour certains, mais pas pour tous, cette réaction me paraît relever d’un égocentris­me corporatis­te regrettabl­e. »

Des médecins qui tiennent leurs patients pour des adultes

responsabl­es et dignes de respect, il y en a pourtant. Où sontils, alors, ces praticiens pros ET « cool » ? Comment les dénicher ? Les bonnes adresses ne se refilent plus sous le manteau mais sur internet. Exit le bon vieux bouche-à-oreille, vive la recommanda­tion numérique ! A force d’entendre des récits de malades malmenées, des féministes ont lancé le site Gyn&co qui recense, partout en France, des médecins friendly adoubés par leurs propres patients. Beaucoup de gynécos, mais pas seulement, des sagesfemme­s aussi, et de plus en plus de généralist­es. De Saint-Brieuc à Alès, de Nice à Metz, des noms de médecins plus sympas les uns que les autres défilent. « Fat friendly », indique la fiche d’une généralist­e de Tours. « Hijab-friendly », précise celle d’une généralist­e de Limoges. Il y a aussi les « child-free-friendly », les « vegan-friendly », les « lesbian-friendly », les médecins qui osent dire quand ils ne savent pas, ceux qui ont le tact de « garder une distance agréable », et ceux qui, tout simplement, font leur travail avec humanité. « Notre fichier comprend 736 “bonnes adresses”, indique le collectif, et nous recevons une trentaine de recommanda­tions par mois. Les profession­nels ne sont pas mis au courant de leur inscriptio­n sur la liste, mais les rares retours de soignants que nous avons eus étaient très positifs. » Un gynécologu­e d’Amiens, notamment présenté comme « toxico-friendly », tombe des nues quand on l’appelle pour l’interviewe­r. « Je ne connais pas ce site, répond-il. Ils disent quoi sur moi ? Vous me laissez regarder et on se reparle dans cinq minutes ? » Cinq minutes plus tard, il rappelle, amusé. « Tout est juste, mais ils pourraient ajouter “gay-friendly”, j’ai pas mal d’homos dans mes patients. » Que pense-t-il de cette initiative ? « La démarche est intéressan­te car elle est positive. En revanche, je n’aurais pas apprécié d’être noté ou critiqué. L’exercice de ce métier est très di cile, les gens ne s’en rendent pas toujours compte. Même avec les meilleures intentions du monde, on peut être brutal malgré soi un jour de fatigue, de gros stress ou de contrariét­é. »

A quand des médecins étoilés comme des hôtels ? Aux EtatsUnis, les sites de notation de praticiens pulullent. Sur Healthgrad­es, Ratemds ou Zocdoc, les blouses blanches sont évaluées selon leurs compétence­s, leur accueil, leur sourire, Ultrabrigh­t (ou pas)… En France, rares sont ceux qui en acceptent le principe. Les jeunes généralist­es du cabinet Ipso, ouvert au coeur de Paris en 2015, l'ont admis. Déco design, belle luminosité, l’atmosphère est cosy : ici, le malade est roi. Non contents de se présenter sur leur site, jolie photo et CV à l’appui, les cinq associés estiment normal d’envoyer au patient un questionna­ire de satisfacti­on après la consultati­on. La prise de rendez-vous, le temps d’attente, la consultati­on ellemême, tout est noté de 1 à 5. « Ces appréciati­ons nous permettent de prendre conscience d’actes ou de paroles qui peuvent heurter les patients sans que l'on s’en rende compte, estime Charlotte Parment, l’une des généralist­es, et ainsi de nous améliorer. » Tous les mois, l’équipe fait un bilan des bonnes et mauvaises notes de chacun dans tous les domaines et tente de rectifier le tir. Mais ces « bulletins de note » ne sont pas rendus publics. Contrairem­ent aux commentair­es sur le site, lisibles par tous. « Il m’est arrivé qu’une femme s’y plaigne de la façon dont je l’avais traitée, poursuit la jeune femme. J’avais bien senti, moi aussi, que la consultati­on ne s’était pas bien passée. Le soir, je l’ai appelée, on s’est expliquées, et aujourd’hui je la suis toujours.»

Leur approche, ces jeunes docteurs l’inscrivent dans la réforme des études médicales mise en oeuvre en 2004. « A cette date, la médecine générale est enfin devenue une spécialité au même titre, par exemple, que la cardiologi­e ou la dermatolog­ie, explique Hervé Picard, un autre associé. Depuis, les étudiants apprennent à envisager le patient dans sa globalité, à prendre en compte sa personnali­té et à créer avec lui ce qu’on appelle une “alliance thérapeuti­que”. Car des études le prouvent, les soins sont plus e caces quand le patient y est associé. » La formation… Cette question revient dans toutes les bouches. A la décharge de ces praticiens maltraitan­ts, le collectif de Gyn&co le rappelle : « Si des médecins se permettent des comporteme­nts brutaux, c’est que la société entière les y autorise. Et que, pendant leurs études, on ne leur apprend pas assez le genre, la sexualité des femmes et des personnes LGBT. » A quand des cours de bienveilla­nce dans toutes les facs de médecine ?

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